Par Patrice Adam, Agrégé des Facultés de Droit et Professeur à l’Université de Lorraine

De l’intemporel conflit entre la liberté de chacun et la sécurité de tous, la crise de la Covid-19 a livré moult illustrations et nourri autant de polémiques. Le sort des salariés (du moins de ceux intervenant dans les lieux, établissements, services ou événements dont l’accès est soumis à l’obligation de « pass sanitaire ») qui refusent de se plier aux exigences de « police sanitaire », a été (et est encore) objet de vives querelles. C’est que le projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire (adopté par l’Assemblée nationale le 25 juillet 2021) instituait l’opposition du travailleur subordonné en cause de suspension du contrat de travail à durée indéterminée et en motif de rupture du contrat à durée déterminée. Si le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 5 août 2021, a validé le premier mécanisme, il a, en revanche, déclaré le second contraire à la Constitution. Reste que le sort réservé au salarié par le texte promulgué (loi n° 2021-1040 du 5 août 2021) n’est pas sans poser questions.

Que prévoyait exactement le projet de loi ?

Le projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire instituait un mécanisme à double ressort, selon la nature du contrat de travail (CDI ou CDD). Le salarié embauché à durée indéterminée, refusant de se plier aux exigences du « pass sanitaire », se voit notifier, au premier jour de septembre, la suspension de son contrat de travail (sauf s’il choisit d’utiliser, avec l’accord de son employeur, des jours de repos conventionnels ou des jours de congés payés). Suspension qui s’accompagne de l’interruption du versement de sa rémunération (sans salaire de substitution, les allocations-chômages supposant, par exemple, la rupture du contrat de travail) qui prendra fin au plus tard le 15 novembre 2021. Situation à laquelle le salarié peut mettre fin à tout moment en changeant d’attitude et en produisant les justificatifs requis. Il est donc incontestable que si le salarié n’est juridiquement tenu d’une obligation de respecter les contraintes du « pass sanitaire », il y est à tout le moins très fortement incité… sauf à détenir les ressources financières lui permettant de passer sans (trop gros) soucis ce cap de la suspension. Par ailleurs, le législateur met en place un dispositif de sortie rapide de la situation de blocage causé par le refus du salarié. Lorsque la suspension du contrat de travail se prolonge au-delà d’une durée équivalente à trois jours travaillés, l’employeur convoque le salarié à un entretien afin d’examiner avec lui les moyens de régulariser sa situation, notamment les possibilités d’affectation, le cas échéant temporaire, au sein de l’entreprise sur un autre poste non soumis à cette obligation. De cette disposition, on comprend aisément l’intérêt : permettre au salarié de garder un emploi dans l’entreprise et de retrouver rapidement un salaire. Mais pour l’employeur, elle ne manque pas non plus d’attrait, puisqu’elle peut lui éviter la fuite d’une partie de son personnel vers d’autres secteurs d’activité et la dangereuse paralysie de son commerce. Le salarié précaire, pour sa part, se voit appliquer un traitement différent. La suspension laisse place à la rupture. Du refus du salarié, le projet de loi faisait nouvelle cause légitime de rupture anticipée, à l’initiative de l’employeur, du contrat de travail à durée déterminée (ou du contrat de travail temporaire).

Quelles sont les dispositions (sociales) censurées par le Conseil constitutionnel ?

Pour dénoncer le projet de loi en général, et les dispositions de droit du travail en particulier, ses contempteurs n’ont point eu de mots assez durs. De leur guerroyeuse rhétorique, nourrie d’hyper-individualisme (selon l’expression du philosophe Lipovetsky) et de vénération des droits fondamentaux, la liberté individuelle constitue le hiératique étendard. Une liberté, sans limites, sans entrave, sans altruisme. A la dictature (sanitaire) qu’ils dénoncent, ils substituent la tyrannie (de la liberté individuelle). Au risque de provoquer un lent et mortel processus de désagrégation sociale… À l’absolutisme de la liberté de chacun (pêle-mêle, la liberté d’aller et venir, le droit au respect de la vie privée, la liberté d’expression collective des idées et des opinions), le Conseil constitutionnel oppose l’intérêt général (comp. CEDH, gd. ch., 8 avr. 2021, M. Vavřička et a. c. République Tchèque, Req. nos 47621/13), qui prend ici appui sur l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé. Mais encore faut-il pour que l’atteinte à la liberté soit légitime qu’elle soit strictement proportionnée aux risques sanitaires encourus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu, et qu’il y soit mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. Travail d’équilibriste habituel du juge (interne ou international) en charge de la conciliation contentieuse des droits fondamentaux. Et les juges de Montpensier d’estimer que l’essentiel des dispositions contestées (sous réserve de la procédure de placement en isolement) opère une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles en concours.

Concernant plus spécifiquement, le sort réservé par le projet de loi aux salariés, les requérants reprochaient, entre autres, à ces dispositions de méconnaître le droit à l’emploi et le principe d’égalité devant la loi. Avec un succès limité. Si le mécanisme de suspension du contrat est ainsi jugé conforme à la Constitution, il n’en va pas de même du sort singulier réservé au salarié précaire. En effet, si le Conseil constitutionnel constate que les salariés en contrat à durée indéterminée et ceux en contrat à durée déterminée ou de mission sont dans des situations différentes, les salariés, qu’ils soient sous contrat à durée indéterminée ou en contrat à durée déterminée ou de mission, sont tous exposés au même risque de contamination ou de transmission du virus. Dès lors, en prévoyant que le défaut de présentation d’un « pass sanitaire » constitue une cause de rupture des seuls contrats à durée déterminée ou de mission (le licenciement avait un temps été envisagé pour les salariés embauchés en CDI avant d’être rapidement abandonné), le législateur a ainsi institué une différence de traitement entre les salariés selon la nature de leur contrat de travail qui est sans lien avec l’objectif poursuivi (points 76 et s.), celui des salariés en CDI. La censure était inévitable. La validation du régime de suspension laisse peut-être un brin plus dubitatif. On peut en effet douter que le régime de suspension mis en place soit strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif sanitaire poursuivi par le législateur. C’est que priver de rémunération des gens qui ne peuvent s’en passer pour vivre apparait tout de même une mesure d’extrême gravité dont on peine à saisir le caractère indispensable. Et la lecture de la décision du juge de la Constitution ne nous y aide guère. D’autres mesures, moins liberticides, n’auraient-elles pas permis d’atteindre le même résultat (renforcement du protocole sanitaire en entreprise, avec une forte implication des services de santé au travail et de l’inspection du travail…) ? Incertitudes qui alimentent les mécontentements.

Quoi qu’il en soit, le régime de suspension mis en place pose de nombreuses difficultés techniques. Un mot sur quelques-unes d’entre elles.

Quelles difficultés techniques ?

L’employeur est-il tenu d’une véritable obligation de réaffectation du « salarié résistant » ? Obligation qui, à supposer qu’elle existe, ne pourrait être que de moyens (sa mise en œuvre exige bien entendu des postes disponibles… à défaut desquels, le régime de la suspension perdure).  D’une telle obligation, la loi ne fait pas explicite mention. Elle impose seulement à l’employeur d’organiser un entretien avec le salarié pour examiner d’éventuelles possibilités (temporaires ou définitives) de réaffectation… « dans l’entreprise » (précise le Conseil constitutionnel, point 85). Et de cette obligation d’entretien ne découle pas logiquement celle de proposer un emploi disponible. Pour autant, la finalité du dispositif commande, à notre sens, d’y voir le siège d’une véritable obligation de réaffectation. Elle seule permet d’assurer un juste équilibre entre exigences sanitaires et droit à l’emploi (et liberté individuelle) du salarié.

L’employeur peut-il imposer au salarié sa réaffectation ? Seule une réaffectation définitive sur un poste entrainant une modification du contrat de travail appelle réponse certaine (et négative). Dans les autres cas, on peut hésiter. Reste que la proposition de l’employeur n’étant point acte de pouvoir, mais simple exécution d’une obligation légale, le salarié devrait, en toute situation, pouvoir refuser de donner suite à l’offre patronale (et ainsi se maintenir dans le régime de la suspension). Pour le salarié en CDD, un doute.

L’employeur doit-il incorporer dans le champ des emplois disponibles, les emplois « ouverts » en CDI ? La question se pose ailleurs (dans le cas d’une inaptitude du salarié précaire). La réponse n’est pas simple. Reste qu’imposer à l’employeur de transformer la nature du contrat qui le lie au salarié parait ici porter une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre. En revanche, il est incontestable que la suspension du contrat à durée déterminée ne fait pas obstacle à l’effet extinctif du terme qu’il stipule. Il n’est aucune raison de raisonner pour la suspension sanitaire du contrat autrement que pour les autres causes de suspension légale (C. trav., art L. 1243-6).

Autre difficulté : le salarié dont le contrat est suspendu peut-il se faire embaucher ailleurs ? Rien ne l’empêche sous réserve évidemment de ne point violer son obligation de non-concurrence (qui n’est que le reflet de l’exigence légale d’exécution du contrat de bonne foi qui pèse sur lui, C. trav., art. L. 1222-1). Emploi qui peut être à temps complet puisque le contrat initial est suspendu et que la durée du travail qui s’y attache est ramenée à zéro heure (se trouve ainsi évacuée la sprincipale difficulté liée à un cumul d’emplois, celle du nombre maximum d’heures de travail journalier ou hebdomadaire). Et si lors de la fin de la suspension de son premier contrat, le cumul d’emploi fait problème (pratique ou juridique), il appartiendra au salarié de choisir l’un des deux.

Enfin, du côté patronal, deux interrogations récurrentes. La première : comment remplacer le salarié dont le contrat est suspendu ? La difficulté semble plus pratique que juridique. En effet, rien ne s’oppose à ce que l’employeur recrute un salarié en CDD (au motif de l’absence temporaire du titulaire du poste, C. trav., art. L. 1242-2 c.). Seule précaution à prendre, assortir ce CDD d’un terme imprécis (l’absence du titulaire pouvant prendre fin à tout moment, C. trav., art. L. 1242-7 2°). Encore faudra-t-il trouver des candidats… Reste que certains cris d’orfraie poussés par les représentants de certaines organisations patronales pointant « un no man’s land juridique » semblent un brin excessif. La seconde : L’employeur peut-il, comme il le peut dans l’hypothèse où le contrat est suspendu en raison de l’état de santé du salarié, licencier le salarié dont le contrat est suspendu en raison d’un trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise et de la nécessité de le remplacer définitivement ? On ne voit pas ici ce qui pourrait y faire obstacle… On comprendrait mal en effet que le salarié sans pass sanitaire bénéficie d’une période de « garantie d’emploi’ (toute relative/// puisque ne fait pas débat la possibilité pour l’employeur de licencier le salarié pendant le temps de la suspension pour une cause qui lui est étrangère : motif économique, comportement fautif…) dont serait privé le salarié réellement malade. Néanmoins il faut le reconnaitre, la nécessité de recourir à une embauche en CDI risque le plus souvent de n’être pas facile à caractériser. Pareil licenciement n’est donc pas sans risques contentieux pour celui qui y aura recours. On comprend que plusieurs organisations patronales aient milité (et, anticipant un possible report de la date de sortie de crise, continuent de le faire) en faveur d’une cause sui generis de licenciement sécurisant l’éventuelle rupture du contrat de travail.

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