La Biélorussie joue sur les angles morts du droit aérien (2/2)

Par Loïc Grard, Professeur de droit public, Université de Bordeaux

Le droit aérien est interrogé de multiples manières. Outre la convention de Chicago, de quels principes et de quels textes, la Biélorussie s’est-elle écartée en agissant comme elle l’a fait le 23 mai 2021 ? L’incident restera-t-il impuni du fait de manifestes contradictions entre les textes de droit aérien susceptibles d’être invoqués ? Les réactions de l’Union européenne et plus largement de la Communauté internationale sont-elles conformes aux principes qui structurent l’ordre juridique aérien international ?

Les réponses à l’affaire du vol 4978 se trouvent-elles dans les traités relatifs à la répression internationale des actes contraires à la sécurité aérienne ? 

Selon l’article 1§1 alinéa de de la convention sur la répression des actes illicites dirigés contre l’aviation civile internationale, signée le 23 septembre 1971, dite convention de Montréal : « Commet une infraction pénale toute personne qui illicitement et intentionnellement communique une information qu’elle sait être fausse et, de ce fait, compromet la sécurité d’un aéronef en vol ». Les autorités Biélorusses seraient donc responsables pénalement dans la mesure où la fausse alerte compromet la sécurité des passagers… Sur ce point il y a doute aussi, y compris en Biélorussie, puisqu’une chaîne de télévision russe indépendante a fait état de manœuvres auprès des passagers de l’aéronef pour qu’ils expriment qu’ils n’ont pas eu le sentiment d’être en danger. Il est par ailleurs de notoriété publique, qu’écarter un aéronef de la sorte de son plan de vol, pour le faire atterrir sur un aérodrome non prévu au plan de vol, n’est pas anodin… Oui probablement le droit pénal international peut jouer ; ce d’autant plus que la Biélorussie est partie à cette convention. Mais conçue pour l’entraide judiciaire, quel pourrait être son impact auprès des autorités biélorusses ?

Selon l’article 4 de la convention de Tokyo du 14 septembre 1963 :  « Un État contractant qui n’est pas l’État d’immatriculation ne peut gêner l’exploitation d’un aéronef en vol en vue d’exercer sa compétence pénale à l’égard d’une infraction commise à bord que dans les cas suivants : (a) cette infraction a produit effet sur le territoire dudit État; (b) cette infraction a été commise par ou contre un ressortissant dudit État ou une personne y ayant sa résidence permanente; (c) cette infraction compromet la sécurité dudit État ; ». Non sans hypocrisie ou aplomb, il est donc loisible aux autorités Biélorusses de trouver refuge derrière ce texte, afin de mettre en avant que le journaliste arrêté a commis une infraction en relation de surcroît avec la sécurité de l’Etat

En déroutant le vol 4978, la Biélorussie trahit-elle le principe de confiance légitime, fondement de l’ordre juridique aérien ?

Le droit aérien ne se résume pas à l’examen de la législation internationale. Il repose aussi sur des données objectives issues de la coutume, auxquelles se fient les sujets de l’ordre juridique international. C’est ainsi que le Règlement d’exécution (UE) n ° 923/2012 de la Commission du 26 septembre 2012 (JOUE  L 281 du 13.10.2012, p. 1–66) définit les règles de l’air à observer pour les aéronefs immatriculés dans l’Union notamment dans les hypothèses d’interception dans l’espace aérien d’un Etat tiers ; l’ensemble étant fondé sur l’idée d’équivalence internationale des procédures mises en œuvre et sur le principe de confiance légitime. L’événement du 23 mai 2021 s’inscrit en porte à faux, puisqu’il atteste de la part des autorités aériennes biélorusses d’un manque de fiabilité sur ce point. Comment avec ce précédent de fausse alerte, les commandants de bord peuvent-ils conserver leur confiance en cet Etat, pour établir la réponse la plus appropriée en cas d’alerte à la bombe en vol, voire d’interceptions ? Un mur porteur de l’ordre aérien international est de la sorte ébranlé. Pour cette raison, l’AESA a émis « des réserves quant à savoir si l’espace aérien biélorusse peut toujours être considéré comme sûr pour les vols civils par la communauté internationale, car il n’y a pas de confiance totale dans la capacité des autorités biélorusses actuelles à gérer l’espace aérien biélorusse conformément aux accords internationaux ».

Les contre-mesures de l’Union Européenne politisent-elles le droit aérien ?

De l’exploration des textes internationaux se forme un faisceau d’infractions aux règles du droit aérien international, considéré par l’Union européenne comme suffisant pour envisager des sanctions. On aurait pu s’attendre à des contremesures fondées sur l’idée de proportionnalité, par lesquelles cette dernière réponde à la violation des obligations internationales de la Biélorussie par la suspension de certains droits accordés à cette dernière. Dans les faits, les choses sont allées bien au-delà ; ce d’autant plus qu’il n’existe pas d’accord aérien entre l’Union et la Biélorussie. C’est ainsi que :

  • le Règlement (UE) n° 2021/907 du Conseil du 4 juin 2021 interdit à tout aéronef exploité par des transporteurs aériens biélorusses, y compris en tant que transporteur contractuel dans le cadre d’accords de partage de codes ou de réservation de capacité, d’atterrir sur le territoire de l’Union, d’en décoller ou de le survoler ;
  • la décision (PESC) n° 2021/908 du Conseil du 4 juin 2021 (JOUE n° L 197I du 4.6.2021, p. 1–4) prescrit que  les États membres refusent à tout aéronef exploité par des transporteurs aériens biélorusses, y compris en tant que transporteur contractuel, la permission d’atterrir sur leur territoire, d’en décoller ou de le survoler, conformément à leurs dispositions réglementaires et législatives nationales et dans le respect du droit international, en particulier les accords pertinents dans le domaine de l’aviation civile internationale. ».

Cela revient à boycotter la compagnie nationale biélorusse Belavia, privée de toute destination européenne et de Kaliningrad. L’ampleur de la décision interroge de différentes manières. En premier lieu, ce qui reste un fait international illicite non encore établi (enquête OACI en cours) est sanctionné lourdement et de surcroît sur une base juridique étrangère au droit européen de l’aviation civile (l’article 100 §2 du traité FUE n’est pas visé). En second lieu, l’adossement des contremesures à des règlements préexistants fondés sur des considérations de politique étrangère pour prononcer des mesures restrictives eu égard aux atteintes portées à l’Etat de droit vient à faire craindre une forme de primat du politique sur le droit, qui mélange considérations diplomatiques et l’objectif de retour à la confiance en l’espace aérien biélorusse.

L’affaire du vol 4978 implique-t-elle une nouvelle législation aérienne internationale ?

Pour terminer, et en réaction au constat suivant lequel l’affaire du vol 4978 met le droit aérien face à ses limites en matière de franchissement des espaces aériens souverains, un détour du côté du droit de la mer, et de la convention de Montego Bay du 10 décembre 1982,  invite à se demander si, à l’instar des articles 19 à 24 de cette dernière, une révision de la convention de Chicago ne serait pas bienvenue, de manière à introduire un principe de « libre passage inoffensif » balisé par le droit international. Harmoniser et préciser les obligations des Etats survolés, pour mieux cerner ce qui relève ou non d’une infraction internationale, serait probablement à même de réduire les incertitudes que révèle l’incident du 23 mai 2021. Mais parallèlement, suivre cette voie confortera l’impression générale laissé par cette affaire que la dimension objectiviste du droit aérien international est en déclin.

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