La Biélorussie joue sur les angles morts du droit aérien (1/2)

Par Loïc Grard, Professeur de droit public, Université de Bordeaux

Passée l’émotion qui a traversé la Communauté internationale, qui a conduit ses acteurs à traiter le déroutement d’un aéronef civil par la Biélorussie de piraterie, de terrorisme d’État, de détournement sponsorisé par un Etat, d’acte abject, d’action inacceptable, d’ingérence illégale… mais aussi de mesure raisonnable (formules renvoyant à des sincérités diplomatiques multiples), il est temps de revenir au droit aérien et au réalisme juridique pour séparer le bon grain de l’ivraie.

L’ordre juridique aérien international exclut-il que les Etats survolés puissent amener un aéronef commercial inoffensif à atterrir sans justification ?

Telle est à peu près l’interrogation à laquelle renvoie l’incident du vol 4978 de Ryanair entre Athènes et Vilnius, survenu le 23 mai 2021 à 12 heures 30 dans l’espace aérien Biélorusse. L’aéronef est immatriculé en Pologne. L’exploitant est Irlandais. Le vol est intérieur à l’Union européenne. Le commandant de bord reçoit un appel, en provenance semble-t-il d’un avion de chasse biélorusse resté à 50 km de son appareil, lui indiquant être en possession d’un message du Hamas alertant qu’en cas d’atterrissage à destination, une bombe exploserait et détruirait l’aéronef. Seul salut donc, atterrir avant à Minsk en territoire Biélorusse pour éviter la catastrophe. Le commandant obtempère et se déroute en ce sens. L’aéronef reste à Minsk environ huit heures. L’information était en vérité une fausse alerte. Le risque n’existait pas. En revanche, un passager et sa compagne opposant au régime biélorusse ont été arrêtés et n’ont pu de ce fait terminer leur voyage vers Vilnius. Fausse alerte pour vrai objectif : mettre la main sur un opposant ? Auquel cas, l’aviation civile s’expose à la parabole de la chèvre de monsieur Seguin. Si les Etats prennent ce type d’habitude, les commandants de bord ne se plieront plus aux ordres et un jour le risque se réalisera…

Les circonstances font débat. Diverses questions demeurent sans réponse exacte. Quid du message d’alerte, étant démontré que ce dernier a été reçu à 12 heures 50, simultanément à Vilnius, Athènes et Minsk et que la menace a été signalée à 12 heures 30 ?… La justification a-t-elle été fabriquée de toute pièce, comme le laisse supposer le message du Hamas qui a nié en être à l’origine ? Evidemment  cette version n’est pas admise par les autorités Biélorusses, qui prétendent avoir reçu le mail avant… L’OACI a été saisie pour enquête. Manifestement, la question de la preuve quant au déroulement des faits va se poser. En fonction, devra être retenue une qualification juridique ou une autre. Dans l’attente et faute de certitude de ce point de vue, c’est un peu la cacophonie.

Comment qualifier juridiquement le déroutement du vol 4978 au-dessus du territoire Biélorusse ?

Les termes employés par l’Union européenne pour qualifier la situation, afin de prononcer des sanctions le confirme. La lecture du journal officiel du 21 juin 2021 est à cet égard édifiante (JOUE n° L 219 du 21.6.2021, p. 3–44). Alors que le Conseil européen du 24 mai 2021 fait état « d’un atterrissage forcé au préjudice de la sécurité aérienne », la décision (PESC) n° 2021/1001 du Conseil du 21 juin 2021 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Biélorussie évoque pour sa part un « détournement du vol de passagers FR4978 » vers l’aéroport de Minsk sans justification valable. L’entreprise d’État Belaeronavigatsia est sur ce fondement déclarée responsable, non pas au regard d’une atteinte au droit aérien, mais comme ayant de la sorte concouru à la répression de la société civile et de l’opposition démocratique, en favorisant de la sorte l’arrestation et la détention du journaliste de l’opposition Raman Pratasevich et de Sofia Sapega. Pour sa part, le Règlement d’exécution (UE) n° 2021/997 du Conseil du même jour, déclare le ministre de la défense de la Biélorussie Viktar Khrenine responsable de la décision de dépêcher des avions militaires pour escorter l’atterrissage forcé du vol de passagers FR4978 à l’aéroport de Minsk sans justification valable le 23 mai 2021. Atterrissage forcé ou détournement ? Les deux formules ne renvoient pas aux mêmes qualifications juridiques. Infraction au droit aérien international, il y a probablement ; mais quelle est-elle ? En quoi la Biélorussie a-t-elle enfreint les règles de l’air ?

En dépit de manifestes tâtonnements dans la qualification juridique des faits, les diplomates sont convaincus de la réalisation d’un fait international illicite. Et le Conseil européen du 24 mai 2021 demande à l’Organisation de l’aviation civile internationale d’enquêter d’urgence sur cet incident « sans précédent et inadmissible ». En tout état de cause, il demande aussi à tous les transporteurs établis dans l’UE d’éviter le survol de la Biélorussie ; il demande au Conseil d’adopter les mesures nécessaires pour interdire le survol de l’espace aérien de l’UE par les compagnies aériennes biélorusses et empêcher l’accès aux aéroports de l’UE pour les vols opérés par ces compagnies. Les contremesures ont été immédiatement envisagées.

La Biélorussie a-t-elle agi en violation de la convention de Chicago ?

L’OACI s’est saisi du dossier le 28 mai de manière à établir les faits, de comprendre s’il y a eu violation du droit aérien international par un de ses membres sur le fondement de l’article 55 (e) de la Convention de Chicago du 7 décembre 1944. La quête des réponses commence par l’exploration de cette dernière. Son article 1 est sans équivoque : reconnaissance de la souveraineté complète et exclusive des Etats sur leur espace aérien. Survoler suppose une autorisation préalable d’une manière ou d’une autre. Pour 133 Etats, le survol est permis en raison de l’article premier de l’accord sur le transit des services aériens internationaux du 7 décembre 1944 : Chaque État contractant accorde aux autres États contractants, en ce qui concerne les services aériens internationaux réguliers … : 1. le droit de traverser son territoire sans atterrir. Mais la Biélorussie n’est pas partie à ce traité… Ce qui ne fait que renforcer la conviction qu’elle doit être reconnue comme ayant une acception ferme des conditions dans lesquelles elle exerce une emprise souveraine sur les aéronefs civils de passage sur son territoire.

Pour les Etats engagés par l’accord sur le transit, la procédure d’interception est admise en cas de détournement, de panne de transpondeur, de sortie d’un couloir aérien, de perte de contact-radio. Elle obéit à un protocole connu. D’abord, hors de portée visuelle du cockpit, le pilote du chasseur vérifie l’immatriculation de l’avion, le type d’appareil et le nom de la compagnie qui l’exploite. En fonction il se rapproche pour se montrer à l’équipage. Il vérifie ainsi la normalité des comportements dans le cockpit et en cabine. En cas d’impossibilité radio la communication, s’établit par un système de signes reconnu internationalement. Les appareils peuvent dès lors être fort proches l’un de l’autre. Et cette procédure s’applique, notamment en cas de suspicion de détournement par des pirates, ou de présence d’une bombe à bord… Dans ce cas, l’aéronef militaire manœuvre pour interdire de survoler des régions densément peuplées ou pour escorter l’avion jusqu’à destination, pour éviter qu’il ne s’éloigne de sa trajectoire, ou de le forcer à se poser sur un aéroport proche.

Tout cela doit être réalisé dans le plus strict respect de l’article 3 bis de la convention de Chicago, qui précise en premier lieu : qu’ …en cas d’interception, la vie des personnes se trouvant à bord des aéronefs et la sé­curité des aéronefs ne doivent pas être mises en danger. ; en deuxième lieu que Les États contractants reconnaissent que chaque État, dans l’exercice de sa souveraineté, est en droit d’exiger l’atterrissage, à un aéroport désigné, d’un aéronef civil qui, sans titre, survole son territoire ou s’il y a des motifs rai­sonnables de conclure qu’il est utilisé à des fins incompatibles avec les buts de la présente Convention ; en troisième lieu Chaque État contractant convient de publier ses règlements en vigueur pour l’interception des aéronefs civils ; en quatrième lieu, Tout aéronef civil doit respecter un ordre donné conformément à l’al. b du pré­sent article. 157 Etats sont liés par l’article 3 bis, y compris la Biélorussie, mais pas les Etats-Unis, ni la Russie… Si on s’en tient à la version officielle, doit-on considérer que la Biélorussie est hors la loi ? Réponse non ! La vie des personnes à bord n’a manifestement pas été mise en péril. Le fait d’une suspicion d’engin explosif à bord suffit à légitimer l’intervention d’un avion de chasse. En apparence, rien n’est manifestement illicite. En revanche, s’il apparaît que le scénario des événements est autre, il y a matière à émettre des doutes.

Autrement dit, l’alerte à la bombe était-elle véridique ? S’il apparaît que non, le seul motif de l’interception devient l’arrestation des deux passagers. Au regard de l’ordre public Bélarusse, ces derniers étaient recherchés. Compte tenu du non engagement dans l’accord de transit, rien en droit aérien ne permet donc de conclure à une infraction à la convention de Chicago : souveraineté complète et exclusive oblige… Mais d’aucuns objecteront l’article 4 de la convention de Chicago, « Chaque État contractant convient de ne pas employer l’aviation civile à des fins incompatibles avec les buts de la présente Convention » et que « le vol Ryanair a été dérouté pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’aviation civile ». Le système Chicago n’apparaît donc pas dénué de failles. Qu’en est-il des autres textes internationaux ?

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