Par Marie-Élisabeth Baudoin, Professeur de Droit public à l’Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l’Hospital

Le 5 avril 2021, le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, a signé la loi fédérale n°89 qui, entre autres dispositions, lui donne la possibilité de briguer un nouveau mandat présidentiel, à l’expiration du sien en 2024. Juridiquement, cette loi d’avril 2021 n’est qu’une étape dans un processus enclenché l’année dernière à l’occasion de la réforme constitutionnelle validée par le peuple russe en juillet 2020. Alors que certains médias ont pu s’interroger sur « Vladimir Poutine, président à vie ? » ou « tsar à vie ? », la loi du 5 avril 2021 invite en réalité à prendre du recul et à dépasser la seule question de la durée de la présidence de Vladimir Poutine pour s’interroger plus fondamentalement sur les tenants et les aboutissants de ce nouveau coup joué par le maître du Kremlin.

Que prévoit précisément la loi fédérale du 5 avril 2021 quant au mandat présidentiel ?

Techniquement, la loi fédérale n°891, adoptée par la Douma et le Conseil de la Fédération de Russie respectivement les 24 et 31 mars 2021 puis signée par le Président Poutine le 5 avril 2021, n’a rien de surprenant, ni n’apporte quelque chose de nouveau. Elle s’inscrit dans le prolongement de la réforme constitutionnelle de juillet 2020 qu’elle vient concrétiser en introduisant des modifications dans plusieurs textes législatifs, relatifs aux élections parlementaires, au référendum et aux élections présidentielles. À l’instar de la Constitution française qui renvoie à des lois organiques pour la compléter, l’article 81.4 de la Constitution russe précise que les modalités de l’élection présidentielle sont définies par une loi fédérale. Ainsi l’article 2 de la loi n°89 du 5 avril 2021 modifie la loi fédérale n°19 sur les élections du Président de la Fédération de Russie du 10 janvier 2003 et reprend en substance les deux amendements qui ont été introduits dans les articles 81.3 et 81.31 de la Constitution russe en juillet 2020.

Le premier amendement vient enlever la précision qui existait antérieurement selon laquelle les deux mandats présidentiels autorisés étaient consécutifs. Désormais, la limitation constitutionnelle mentionne simplement l’exercice de deux mandats par la même personne. Le deuxième amendement est celui qui a le plus retenu l’attention et qui concerne expressément Vladimir Poutine, même si naturellement son nom n’est pas indiqué dans les textes constitutionnel et législatif. Conformément à l’article 81.31 de la Constitution repris mot pour mot dans la loi fédérale, il est prévu que la limitation à deux mandats présidentiels s’applique à la personne qui a exercé et (ou) exerce la fonction de Président, sans tenir compte du nombre de mandats réalisés au moment de l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels. La législation russe ne prévoit donc en aucune manière un mandat présidentiel illimité ou à vie, mais de jure et de facto, Vladimir Poutine a désormais la possibilité de se représenter pour un cinquième, voire sixième mandat présidentiel.

Quelle stratégie constitutionnelle a été utilisée ?

Comme le roi au jeu d’échecs, le maître du jeu s’est déplacé d’une case sur l’échiquier constitutionnel, mais plus que le coup lui-même, c’est la stratégie qui attire le regard. En effet, même si l’opposition a, pour sa part, dénoncé un coup d’état constitutionnel, en réalité, Vladimir Poutine a réussi à contourner les limites constitutionnelles sans porter ouvertement atteinte à la Constitution. Déjà en 2008, à l’issue de son deuxième mandat présidentiel, il avait trouvé le moyen constitutionnel d’en briguer un troisième en laissant Dmitri Medvedev, son Premier ministre, se présenter à la présidence le temps d’un mandat de 4 ans, pour pouvoir se soumettre une nouvelle fois aux suffrages des électeurs en 2012. La Constitution russe de 1993 alors en vigueur prévoyait en effet que le titulaire de la fonction présidentielle ne pouvait exercer plus de « deux mandats consécutifs ». Cette « parenthèse » medvedienne avait alors été l’occasion d’une révision constitutionnelle, adoptée le 30 décembre 2008, conduisant à allonger le mandat présidentiel de quatre à six ans, tandis que le mandat des députés de la Douma passait de quatre à cinq ans. Et c’est dans ce contexte qu’en 2012, puis en 2018, Vladimir Poutine a pu être réélu avec 63,60 % et 76,69 % des voix, le taux de participation avoisinant plus de 65 %.

L’année 2020 donne donc à voir une nouvelle technique pour permettre au chef de l’État de conserver le pouvoir, après 2024 s’il le souhaite, à savoir le recours à un amendement constitutionnel. Au-delà du respect des règles juridiques formelles, c’est également l’apparence démocratique qui est respectée, puisque l’amendement n’émane pas de Vladimir Poutine, mais vient de la représentation nationale et plus précisément d’une députée de la Douma d’État, Valentina Terechkova, membre du Parti Russie Unie et surtout très célèbre en Russie, décorée du titre de « héros de l’Union soviétique » pour avoir été la première femme cosmonaute à effectuer un vol dans l’espace en 1963. Le 10 mars 2020, à l’occasion de la deuxième lecture de la loi constitutionnelle par la Douma, elle propose de donner au Président Poutine la possibilité juridique de se représenter, au motif qu’il incarne « en raison de son autorité puissante, un facteur de stabilité pour notre société, pour le développement du pays et la conduite des réformes ». Elle insiste alors sur le fait qu’il incombera au peuple de décider en dernier ressort. Ultérieurement, l’amendement reçoit le soutien de Vladimir Poutine puis de la fraction Russie Unie et il est adopté définitivement par les chambres du Parlement avant d’être entériné par le vote populaire le 1er juillet 2020. Certes, on pourra objecter, à juste titre, que si la lettre de la Constitution est respectée, son esprit est mis à mal. L’onction populaire est néanmoins bel et bien venue entériner la réforme et c’est là toute la force de la stratégie constitutionnelle : se servir du droit à des fins politiques.

Pourquoi changer la donne dès 2020 soit quatre ans avant l’expiration du mandat de Vladimir Poutine ?

En 2024, Vladimir Poutine aura exercé la fonction présidentielle pendant 20 ans. Mais encore plus que la durée, la loi fédérale d’avril 2021 amène à s’interroger sur la question du calendrier de la réforme constitutionnelle. Pourquoi réviser la Constitution en 2020 alors même que la fin du mandat présidentiel ne surviendra qu’en 2024 ? L’analogie avec le jeu d’échecs permet peut-être d’apporter des pistes de réflexion. Aux échecs, le roi peut sembler lent, avançant seulement d’une case à la fois, mais sa force réside dans sa capacité à anticiper et à avoir une vue d’ensemble de l’échiquier pour en contrôler toutes les cases.

La stratégie constitutionnelle à l’œuvre en Russie correspond à une stratégie d’anticipation. L’analyse juridique ne permet pas de dire si Vladimir Poutine veut ou va se maintenir au pouvoir. Elle permet seulement d’observer que le cadre constitutionnel ouvre désormais plusieurs schémas pour l’avenir et ce, en fonction des choix politiques. Alors même qu’aucun autre nom de candidat potentiel sérieux ne circule aujourd’hui en Russie, le jeu est ouvert : se présenter pour un nouveau mandat face à un candidat d’opposition (ou sans candidat d’opposition) ou encore préparer un héritier qui fera perdurer le système mis en place.

Le jeu est d’autant plus ouvert que la réforme constitutionnelle de 2020 a anticipé des solutions de court, moyen et long terme, touchant aussi bien le titulaire du mandat présidentiel que ses prérogatives. Ainsi, conformément à l’article 81.2 de la Constitution, le candidat à la fonction présidentielle doit avoir résidé de façon permanente en Russie depuis au moins 25 ans (avant la réforme, l’article indiquait 10 ans) et ne pas avoir ou avoir eu la citoyenneté d’un État étranger. Outre des pouvoirs de nomination étendus, l’institution présidentielle est encore renforcée par l’article 83.b de la Constitution qui dispose désormais expressément que le Président de la Fédération de Russie « assure la direction générale du Gouvernement ». Si la Constitution de 1993 avait pu laisser planer une certaine équivoque sur le rôle de l’institution présidentielle, cette dernière est définitivement levée. Enfin, le nouvel article 921 de la Constitution prévoit qu’à l’expiration de son mandat le Président est protégé par l’immunité. Ce qu’un Boris Eltsine avait dû négocier à l’époque avec son ancien Premier ministre et dauphin officiel2 est désormais expressément inscrit dans la Constitution et la loi constitutionnelle fédérale n°462 a été signée le 22 décembre 2020 par le Président en exercice. Et de surcroît, les anciens Présidents de la Fédération de Russie se voient réserver au Conseil de la Fédération une place de sénateur à vie, qu’ils peuvent toutefois refuser en vertu de l’article 95 de la Constitution.

Selon la maxime attribuée à Émile de Girardin et bien connue en France : « gouverner, c’est prévoir ». À n’en pas douter, Vladimir Poutine gouverne…

 

[1] Cette loi (FZ n°89) s’intitule : « Loi fédérale sur l’introduction de modifications dans différents actes législatifs ».

[2] [ Un des premiers décrets adoptés par Vladimir Poutine, en sa qualité de Président par intérim, le 31 décembre 1999 (n°1763) concernait les garanties accordées au Président de la Russie à l’expiration de son mandat ainsi qu’aux membres de sa famille.