Par Marie-Élisabeth Baudoin, Professeur de Droit public à l’Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l’Hospital

Le 1er juillet 2020, le peuple russe a validé, par son vote, la réforme constitutionnelle proposée par le Président Poutine en janvier 2020. Selon des chiffres non définitifs avancés par la Commission électorale centrale de Russie, 77,92 % des électeurs se sont prononcés favorablement, le taux de participation s’élevant à 67,97 %. Cette révision de la Constitution – qui ouvre notamment la voie à un nouveau mandat de Vladimir Poutine en 2024 – est pleine de paradoxes, aussi bien dans son origine, sa procédure que ses conséquences, laissant le juriste désemparé devant l’utilisation habile du droit dans un tel cadre.

Une révision inattendue mais orchestrée

L’annonce d’une révision de la Constitution russe en janvier 2020 a créé un effet de surprise en Russie. C’est à l’occasion du discours prononcé à l’Assemblée fédérale le 15 janvier 2020 que Vladimir Poutine évoque la possibilité d’introduire des amendements dans la Constitution russe dont l’adoption remonte à 1993, dans un contexte bien spécifique – celui de l’affrontement au sens propre comme figuré entre le Parlement de l’époque et le Président Boris Eltsine. Le propos est précis : il n’est pas nécessaire d’adopter une nouvelle Constitution, mais il est important d’introduire des amendements pour permettre l’évolution de la Russie en tant qu’État de droit.

Une telle annonce n’a pourtant rien de fortuite. En effet, le même jour, est formé un groupe de travail chargé de préparer la révision constitutionnelle. Composé de 75 membres, il comprend des personnalités diverses, dont des acteurs politiques, des universitaires – juristes de renom, des représentants de syndicats ou encore du monde économique mais aussi des membres de la « société civile » (un sportif, un musicien, des représentants d’ONG). Cinq jours seulement plus tard, le 20 janvier 2020, le Président Poutine signe un projet de loi de révision de la Constitution de 21 pages « sur l’amélioration de la réglementation de différentes questions relatives à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics » (n°885214-7).

Autre élément remarquable, ce projet de loi du 20 janvier 2020 porte sur de nombreux aspects, mais il retient, à l’époque, l’attention par la dynamique de revalorisation du Parlement qu’il contient. Il entrouvre en effet une possible évolution vers un régime certes atypique mais néanmoins plus parlementaire, dans lequel le Président garde ses pouvoirs forts, tandis que le Parlement acquiert une certaine puissance, la Douma devenant un acteur incontournable dans la procédure de nomination du Premier ministre et des membres du Gouvernement (articles 111.1 et 112.2), ce qui était loin d’être le cas jusque-là.

Pourtant, cette orientation « plus parlementaire » se trouve très largement affaiblie par certains amendements introduits ultérieurement au cours des différentes lectures par les deux chambres du Parlement. La meilleure illustration est certainement l’amendement proposé, le 10 mars 2020, par Valentina Terechkova, – députée du parti Russie Unie et figure emblématique en Russie, célèbre pour avoir été la première femme cosmonaute à effectuer un vol dans l’espace en 1963 – afin « de remettre à zéro » (selon le terme russe) les précédents mandats de Vladimir Poutine. C’est ainsi que la loi constitutionnelle fédérale n°1 signée le 14 mars 2020 prévoit d’amender l’article 81.3 de la Constitution russe et de disposer que la limitation à deux mandats – même s’il faut souligner que la mention de leur caractère consécutif a été supprimée – s’applique à la personne qui occupe ou a occupé la fonction présidentielle, sans tenir compte du nombre de mandats déjà effectués au moment de l’entrée en vigueur de l’amendement. Par un coup de baguette magique, l’esprit du texte final se trouve en réalité profondément transformé.

Une procédure surprenante mais à l’issue sans surprise

La loi constitutionnelle fédérale a été adoptée le 11 mars 2020 par la Douma d’État à une majorité de 85,1 % (383 pour ; 0 contre ; 43 abstentions) et par le Conseil de la Fédération (160 pour ; 1 contre ; 3 abstentions). Conformément au souhait manifesté par le Président Poutine dès le 15 janvier, son entrée en vigueur était subordonnée à deux éléments : un contrôle par la Cour constitutionnelle de la constitutionnalité des mesures et le dernier mot donné au peuple grâce à la tenue d’un « vote national ». Ces deux conditions formelles peuvent susciter deux interprétations fort paradoxales. De prime abord, elles peuvent s’expliquer par la volonté de conférer à la réforme constitutionnelle une double onction – constitutionnelle et démocratique, l’une comme l’autre renforçant sa légitimité et son caractère incontestable. Mais, si l’on approfondit l’analyse, elles reflètent une certaine instrumentalisation, aucune de ces conditions n’étant prévue par le droit en vigueur.

En effet, la Constitution de 1993 distingue deux mécanismes : l’un prévu à l’article 136 qui concerne la révision constitutionnelle c’est-à-dire les amendements qui ne peuvent pas porter sur les fondements constitutionnels et relèvent de l’adoption par le Parlement d’une loi constitutionnelle, l’autre prévu à l’article 135 qui permet à une assemblée constituante de modifier le noyau dur de la Constitution, la nouvelle Constitution étant adoptée soit par l’assemblée constituante, soit par un vote populaire. La loi constitutionnelle du 14 mars 2020 portant révision de la Constitution a été expressément présentée comme relevant de l’article 136. Même si l’on peut considérer qu’ajouter des garde-fous juridiques et démocratiques n’est pas en soi inconstitutionnel, en revanche, se pose la question du moment de leur intervention et des conséquences en cas de décision négative de la part de la Cour constitutionnelle ou de rejet par le peuple.

De fait, le contrôle des lois de révision constitutionnelle ne fait pas partie des compétences de la Cour constitutionnelle prévues à l’article 125 de la Constitution. Cette mission lui a été confiée ponctuellement par l’article 3 de la loi du 14 mars 2020 elle-même, qui lui a par ailleurs imposé un délai de sept jours pour rendre sa décision et a précisé qu’en cas de conclusion négative, le vote national ne se tiendrait pas. La Cour n’a donc eu d’autre solution que de confirmer, par une décision du 16 mars 2020, la conformité à la Constitution de la loi constitutionnelle adoptée par le Parlement.

Quant à la participation du peuple, le « vote national » (общероссийское голосование) ne correspond à aucun mécanisme existant, que ce soit le référendum (референдум) régi par une loi spécifique ou encore le vote populaire (всенародное голосование) prévu à l’article 135 de la Constitution. Cet objet juridique jusqu’alors inconnu mais créé par l’article 2 de loi du 14 mars 2020 a ainsi permis une organisation de la votation et de la propagande électorale échappant au cadre contraignant du référendum, avec une ouverture du vote sur six jours du 25 juin au 1er juillet 2020. Des jeunes « bénévoles de la Constitution » qualifiés de « héros principaux des changements » allèrent à la rencontre des électeurs. Des loteries furent organisées pour inciter à se rendre aux urnes. Et même si la crise sanitaire liée au Covid-19 a conduit à reporter le vote initialement prévu le 22 avril, l’issue semblait acquise. Enfin, autre paramètre surprenant venant jeter une ombre sur la dimension véritablement démocratique de cette consultation populaire : le vote en bloc ou pour reprendre les mots de la Présidente de la Commission électorale centrale, Ella Pamfilova, « le menu complet ». Comment en effet, pouvoir se prononcer par un seul « oui » ou « non » sur un ensemble de 46 amendements dépourvus de liens entre eux, sans altérer la libre expression de la volonté ? Soulignons rapidement que la loi fédérale du 4 mars 1998 (n°33-FZ) sur les modalités d’adoption et d’entrée en vigueur des amendements à la Constitution précise en son article 2.1 qu’une même loi doit comporter des modifications du texte constitutionnel qui ont un lien entre elles…

Une révision qui modifie beaucoup de choses mais qui ne change rien

Ne retenir de la révision de 2020 que le mandat présidentiel serait fort réducteur. La révision de 2020 concerne de fait de très nombreux domaines : le champ institutionnel (avec notamment la constitutionnalisation d’un organe consultatif créé par décret en 2000 – le Conseil d’État, l’introduction d’un contrôle a priori des lois, la diminution du nombre de juges constitutionnels de 19 à 11), l’introduction de dispositions à caractère identitaire (l’inscription de la Russie comme successeur de l’URSS, le rappel d’une histoire millénaire et la mémoire des ancêtres qui ont transmis des idéaux et la foi en Dieu, la consécration d’une politique de la famille et de défense des valeurs familiales traditionnelles, la consécration du mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme). Mais elle comprend aussi différentes dispositions à caractère social (l’indexation annuelle des retraites, la protection sociale obligatoire) ou répondant aux défis environnementaux et de protection des animaux qui ont pu trouver un écho favorable au sein de la population.

Cependant, plus que transformer la Russie, certaines de ces modifications enracinent dans la Constitution l’existant. C’est le cas notamment de l’État social et d’une conception assez conservatrice de la société, très présents dans les discours politiques, ou encore des dispositions relatives à la suprématie de la Constitution sur les actes internationaux qui avait déjà été actée par la Cour constitutionnelle dans ses décisions. Quant au Président Poutine, si la voie est certes ouverte pour briguer deux nouveaux mandats, la réforme ne saurait en dire plus sur l’avenir… Son mandat actuel court jusqu’en 2024, la révision constitutionnelle peut aussi être un moyen de gagner du temps pour préparer sa succession et maintenir une certaine stabilité dans un contexte où les contestations se font entendre…