Par Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public, Université Paris Saclay – UVSQ

En juin 2020, Christophe Castaner assurait qu’il ne sanctionnerait pas les manifestations dans la mesure où « l’émotion dépasse les règles juridiques ». Ces propos ont fait jurisprudence : il y a quelques jours, une association de défense des palestiniens affirmait : « Parce que nous refusons de taire notre solidarité avec les Palestiniens, et que l’on ne nous empêchera pas de manifester, nous serons présents ». Par cette phrase, les organisateurs de la manifestation, pourtant interdite, ont délibérément provoqué une atteinte à l’État de droit et un trouble à l’ordre public.

Bien que l’analyse juridique soit ici d’une simplicité déconcertante – les organisateurs encourent une sanction pénale puisqu’ils ont porté atteinte à l’ordre public et à la légalité républicaine – un décryptage semble nécessaire.

Quelle est la valeur juridique de la liberté de manifester ? Peut-elle être limitée ?

Le droit de manifester sur la voie publique est un droit consacré et protégé (voir : Le Conseil d’État garant de la liberté de manifester dans le contexte d’état d’urgence sanitaire). En vérité, ce n’est qu’en 1995 que le Conseil constitutionnel reconnaît, sans mentionner la notion de liberté, la valeur constitutionnelle d’un « droit d’expression collective des idées et des opinions » (Cons. Const., n° 94-352 DC du 18 janvier 1995), dont le fondement n’a été précisé qu’à l’occasion de la décision n° 2019-780 DC du 4 avril 2019 relative à la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations (dite loi « anti-casseurs ») : le droit de manifester découle ainsi de la liberté d’expression et de communication (art. 11 DDHC). En outre, en 2007, le Conseil d’État reconnaît la « fondamentalité » de ce droit (CE, 5 janv. 2007, Min. de l’Intérieur c/ Solidarité des français n° 300311). Précisons par ailleurs que la Cour européenne des droits de l’homme intègre la liberté de manifester aux valeurs fondamentales d’une société démocratique.

Mais contrairement à ce que beaucoup avancent, l’obligation de garantir l’effectivité de la liberté de manifester pesant sur l’autorité publique ne fait évidemment pas obstacle à ce qu’elle en réglemente, voire interdise, l’exercice lorsque l’événement projeté comporte des risques de troubles excessifs : le droit de manifester est soumis à un régime visant à assurer sa conciliation effective avec la nécessité de préserver l’ordre public (L. 211-4 CSI). Ces restrictions sont soumises à un contrôle minutieux du juge administratif qui, en vertu d’une jurisprudence constante, censure les restrictions non nécessaires, disproportionnées ou sans rapport avec l’ampleur réelle des troubles redoutés (CE 1933 Benjamin).

Dans quel contexte la manifestation de mai a-t-elle été interdite ?

Le contexte est classique et s’inscrit dans la procédure prévue à cet effet.

D’après les informations disponibles, une déclaration de manifestation a été déposée à la préfecture de Police les 8 et 9 mai 2021 (visiblement dans les délais prévus par les textes) en vue d’une manifestation prévue le samedi 15 mai 2021. Le dépôt de cette déclaration préalable représente l’instrument-clé censé permettre non seulement une anticipation de la part de l’administration mais aussi une coopération entre les autorités et les organisateurs. Toutefois, par un arrêté du 13 mai 2021, le Préfet de Police interdit la manifestation. Comme rappelé supra, cela est « classique ». Par le passé, et à titre d’exemple, le Conseil d’État avait validé un arrêté préfectoral interdisant – déjà – une manifestation « en soutien à la Palestine » aux motifs qu’une manifestation précédente « à l’initiative des mêmes organisateurs, avait donné lieu, en dépit d’un déploiement très important des forces de l’ordre, à des heurts violents avec les forces de l’ordre ainsi qu’à des atteintes aux biens et à des lieux de culte » (CE 26 juillet 2014, M. Pojolat). Toutefois, en l’espèce, nous ne connaissons ni les fondements juridiques, ni les motifs de l’arrêté préfectoral interdisant la manifestation. Par exemple, nous ignorons si le Préfet a fait application des dispositions, d’une part, de l’article L.211-6 CSI qui posent le principe selon lequel, lorsque les moyens envisagés paraissent insuffisants pour garantir le bon déroulement du rassemblement, le Préfet peut organiser une concertation avec les responsables, d’autre part, de l’article L.211-7 CSI donnant la possibilité d’adresser aux organisateurs une mise en demeure préalable afin de leur imposer toute mesure nécessaire au bon déroulement du rassemblement, notamment la mise en place d’un service d’ordre.

Le 14 mai 2021, l’association organisatrice saisit en procédure de référé-liberté le tribunal administratif de Paris d’une requête aux fins de suspendre l’exécution de l’arrêté préfectoral. Mais par ordonnance du même jour, le juge rejette la requête. N’ayant pu lire la décision de justice, nous ne connaissons pas le raisonnement tenu par le juge. En tout état de cause, il semblerait que le tribunal établisse sa décision de rejet sur deux fondements : « eu égard au délai dont il disposait, le préfet de police n’a pas, en prononçant l’interdiction de la manifestation projetée le 15 mai à 15h00, faute de pouvoir préserver l’ordre public par d’autres mesures, porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation, cette interdiction circonstanciée ne pouvant, au demeurant, s’analyser comme une interdiction de principe de toute manifestation ayant le même objet ». En vérité, cette décision s’inscrit dans une jurisprudence classique : le Conseil d’État (CE, 12 novembre 1997, Association « Communauté tibétaine en France et ses amis », n° 169295) a par exemple déjà recherché, dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité, si l’administration avait d’autres moyens moins contraignants que l’interdiction pour garantir l’ordre public. Ici, le juge administratif rappelle, tout d’abord, les principes élémentaires connus de tout juriste. Si la liberté est la règle, la restriction de police doit rester l’exception, la mesure d’interdiction ne devant intervenir qu’en ultime recours. En l’espèce, le juge a considéré, notamment compte tenu de l’urgence de la situation et des délais impartis, et sans doute aussi probablement du contexte de cette manifestation, qu’il n’existait aucun autre moyen juridiquement acceptable pour assurer le respect du maintien de l’ordre public. En réalité, le juge a opéré une sorte de « balance des intérêts » et a considéré que cette interdiction, ponctuelle, était ici nécessaire. Ensuite, si le juge va considérer que l’interdiction constitue bien une atteinte à une liberté, il estime qu’elle n’apparaît pas disproportionnée par rapport à l’objectif de respect de l’ordre public. La mesure est ponctuelle car les conditions de sécurité n’étaient pas réunies. Il faut donc retenir que dans d’autres circonstances, avec plus de temps pour préparer la sécurisation de l’événement, celui-ci aurait pu être possible. En effet, l’interdiction préfectorale et le rejet de la requête en référé doivent s’inscrire dans ce mouvement : l’interdiction ponctuelle et circonstanciée d’une manifestation n’emporte pas interdiction générale et absolue.

Le rassemblement a malgré tout eu lieu.  Quelles sont les sanctions encourues ?

Dans la mesure où une interdiction administrative a été prononcée, validée et, malgré tout, violée, la phase administrative cède la place à une phase pénale dans la mesure où, quoi qu’on en dise, un trouble à l’ordre public a été commis.

Il appartient donc à l’autorité judiciaire de déterminer, désormais, s’il est opportun d’engager des poursuites. D’un côté, cette manifestation pourrait très bien constituer un attroupement. D’un autre côté, les personnes ayant manifesté, ainsi que leurs organisateurs, risquent des sanctions pénales : d’une part, est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende le fait d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite (431-9) ; d’autre part, le fait de participer à une manifestation interdite est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe (R.644-4).

Qu’il nous soit permis une petite provocation : à l’heure où le droit d’association connaît quelques secousses, se pose la question du risque encouru par une association qui appelle délibérément à bafouer l’État de droit et à méconnaître une décision de justice entraînant ainsi un trouble à l’ordre public…

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]