Par Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public (UVSQ Paris-Saclay)

L’attentat terroriste du 16 octobre ayant entraîné l’assassinat, dans des circonstances innommables, de Samuel Paty a conduit les pouvoirs publics, dans le contexte d’un projet de loi sur la lutte contre les séparatismes, à redoubler la surveillance exercée sur certains groupements ou associations dont les activités, comportements et objets frôlent certaines lignes réputées infranchissables. Dans cette circonstance, le Président de la République a, le 28 octobre 2020, prononcé la dissolution de l’association Barakacity. D’autres mesures identiques, à savoir des dissolutions administratives, visant d’autres groupements sont, depuis, envisagées. Sans discuter du bien-fondé d’une telle décision, nous répondrons ici à quelques interrogations suscitées par une telle décision, dans la mesure où la liberté d’association constitue l’un des principes et l’un des droits les plus fondamentaux de notre système juridique.

Quelle est la valeur juridique de la liberté d’association ?

La liberté d’association est le fruit d’une longue construction. Si la Constitution du 4 novembre 1848 a été la première à poser ce principe, c’est par la loi 1er juillet 1901 qu’elle est pleinement et durablement consacrée : l’association, définie comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, de façon permanente, leurs connaissances ou leurs activités, dans un but autre que de partager des bénéfices », est ainsi le reflet d’un régime libéral, rompant avec une tradition séculaire de méfiance à l’égard de toute coalition constituée en dehors du contrôle des pouvoirs publics.

Par la suite, les jurisprudences administrative et constitutionnelle en ont consacré, respectivement, la portée. Dans son arrêt de 1956, Amicale des Annamites de Paris, le Conseil d’État énonce qu’elle figure au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République mentionnés par le préambule de la Constitution de 1946 ». Dans un arrêt du 24 janvier 1958, Association des anciens combattants et victimes de la guerre du département d’Oran, il la qualifie de « droit constitutionnel ». Puis vient le tour du Conseil constitutionnel : dans cet épisode bien connu des étudiants en droit, le Conseil, s’érigeant pour la première fois en gardien des libertés fondamentales, consacre, dans son incontournable décision du 16 juillet 1971 Liberté d’association, la notion de « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution, au nombre desquels il y a lieu de ranger le principe de la liberté d’association ».

Cette liberté est également affirmée avec force par de nombreux textes internationaux : l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 22 du Pacte relatif aux droits civiques et politiques ou encore la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne. Dans un même esprit, la Cour européenne des droits de l’Homme et la Cour de Justice de l’Union européenne ont, à plusieurs reprises, sanctionné les législations des pays membres y étant contraires, en se fondant respectivement soit sur l’article 11 de la Convention, soit sur un principe général de droit communautaire de même portée.

Enfin, dans le cadre de la procédure de référé-liberté (art. L.521-2 Code de justice administrative), les juridictions administratives ont rapidement considéré que la liberté d’association était une liberté fondamentale (CE 30 mars 2007, Ville de Lyon, n° 304053).

Les juridictions nationales n’ont eu de cesse de préserver cette liberté. On comprend, dès lors, pourquoi la dissolution d’une association pose de nombreuses questions.

Pour quelles raisons une association peut-elle être dissoute ?

Précisons à titre liminaire que selon la Cour EDH, la dissolution d’une association constitue une ingérence dans l’exercice du droit de ses membres à la liberté d’association. Cette ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle est prévue par la loi, si elle est dirigée vers un ou des buts légitimes et si elle est nécessaire, dans une société démocratique, pour les atteindre. Il existe donc plusieurs situations dans lesquelles une association peut être dissoute.

Dans un premier temps, les dissolutions volontaires, souhaitées par les sociétaires, reflétant ainsi le caractère libéral du contrat d’association :

  1. La dissolution statutaire survient lorsque l’association a créé elle-même les conditions de sa disparition (arrivée du terme prédéterminé ou réalisation de l’objet social) ;
  2. La dissolution provoquée survient lorsque les sociétaires (en assemblée générale) décident souverainement de mettre fin à l’association.

Dans un deuxième temps, la dissolution judiciaire intervient lorsque l’association dont l’objet est illicite est frappée de nullité absolue puis dissoute par le juge (tribunal judiciaire) dans les conditions prévues par l’article 7 al. 1 de la loi de 1901. L’action peut être demandée par « tout intéressé » justifiant d’un intérêt légitime juridiquement protégé ou bien diligentée par le Ministère public.

Dans un troisième temps, enfin, la dissolution administrative – objet de la présente étude – constitue une mesure de police administrative individuelle. En ce sens, elle représente, dans un souci de prévention, une atteinte à l’exercice d’une liberté fondamentale dans le but de préserver l’ordre public (sécurité, salubrité et tranquillité publiques, d’une part, respect de la dignité humaine et moralité publique, d’autre part). Cette mesure, fruit d’une procédure strictement encadrée, est prononcée par décret du Président de la République pris en Conseil des ministres (art. 13 C.) avec contreseing du Premier ministre et, le cas échéant, des ministres responsables (art. 19 C).

De nombreux textes encadrent ces procédures. C’est avec la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées qu’ont été envisagées les premières hypothèses de dissolution. Le texte permettait la dissolution des associations ou groupements : provoquant des manifestations armées dans la rue ; présentant, en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées, par leur forme et leur organisation militaire, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; ayant pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du gouvernement. Ces hypothèses ont ensuite été complétées par l’ordonnance du 30 décembre 1944, concernant les groupements tendant à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine, puis par la loi du 5 janvier 1951 à propos des groupements ayant pour but de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi ou d’exalter cette collaboration.

Loin de se limiter à ces cas, les possibilités de dissolution ont été complétées à l’épreuve de l’histoire. La loi du 1er juillet 1972 a permis d’envisager la dissolution des associations : incitant à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; propageant des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence. Ce dispositif a été complété par la loi du 9 septembre 1986 s’agissant des groupements qui se livreraient, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger. Sur un autre registre, la loi du 5 juillet 2006 relative à la prévention des violences lors des manifestations sportives est à l’origine d’un nouveau cas de dissolution intégré au Code du sport (art. L.332-18 ; ex., décrets du 28 avril 2010 portant dissolutions des associations « Paris 1970 – La Grinta », « Supras Auteuil 91 », « Les Authentiks », « Cosa Nostra Lyon »). Sur ces dernières questions, si la Cour EDH a été saisie, elle admet l’existence d’un besoin social impérieux qui justifie l’atteinte portée à la substance même de la liberté d’association (CEDH 2016, n° 4696/11 et 4703/11, Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c/ France).

Par suite, l’ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 a codifié toutes ces dispositions aux articles L. 212-1 et L. 212-2 du Code de la sécurité intérieure. Désormais, sont dissous, par décret en Conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourageant cette discrimination, cette haine ou cette violence ; ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ; ou qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ; ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; ou dont l’activité consiste à empêcher le rétablissement de la légalité républicaine ; ou qui ont pour but de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation pour collaboration avec l’ennemi ou d’exalter cette collaboration. Ainsi, à la suite des attentats ayant frappé la France en 2015, et durant la période d’état d’urgence connue en France entre novembre 2015 et octobre 2017, plusieurs associations ont fait l’objet de décrets pris sur ces fondements (exemples : « Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » ; 2016, « Association fraternité musulmane Sanâbil » ; « Association Rahma de Torcy Marne-la-Vallée ». Enfin, récemment, la dissolution de l’association « Barakacity » a été prononcée sur les mêmes fondements du Code de la sécurité intérieure.

On le constate, l’autorité investie du pouvoir de police administrative dispose de larges pouvoirs pour anéantir l’existence d’une association ou d’un groupement afin de protéger l’ordre public. Mais ces mesures doivent faire l’objet d’un contrôle très étroit.

Existe-t-il un contrôle juridictionnel des dissolutions administratives ?

Évidemment. D’une part, le décret de dissolution constitue un acte administratif (de surcroît défavorable) et est, de ce seul fait, susceptible de recours contentieux (CE 1950, Dame Lamotte). D’autre part, cette catégorie juridique constitue une restriction évidente à l’exercice de la liberté d’association, dont on a rappelé supra la valeur, justifiée par la gravité des dangers pour l’ordre public et la sécurité publique résultant des activités de l’association en cause. Le recours juridictionnel, devant le juge administratif, est donc d’autant plus justifié. De troisième part, la dissolution étant prononcée par décret du Président de la République en Conseil des ministres, le recours contre un telle décision est un recours pour excès de pouvoir porté devant le Conseil d’État en premier et dernier ressort (art. R. 311-1 CJA). Précisons en outre que malgré le caractère immédiat de la dissolution et le caractère non suspensif des recours contentieux ou administratifs, l’association bénéficie d’une sorte de « survie » pour lui permettre de former un tel recours en annulation (CE 2008, Association nouvelle des Boulogne Boys, n°315723).

La finalité du contrôle juridictionnel est, outre de vérifier la légalité du décret de dissolution, d’assurer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être effectif. De manière générale, le recours contentieux privilégié sera le recours pour excès de pouvoir, le cas échéant assorti d’une procédure de référé-suspension (L.521-1 CJA), d’une part, ou bien la procédure de référé-liberté (L.521-2 CJA) d’autre part.

Dans tous les cas, le juge exercera son contrôle entier au regard tant des vices de légalité externe qu’interne. Concernant la légalité externe, d’abord. Naturellement, la vérification de la compétence de l’auteur de l’acte (cf. supra) est primordiale. Le prononcé d’une telle dissolution, qui doit être motivée par application de la loi du 11 juillet 1979 (cf. désormais L.211-5 et L.211-6 du Code des relations entre le public et l’administration), ne peut intervenir, en vertu des dispositions de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000, qu’au terme d’une procédure contradictoire permettant aux représentants de l’association ou du groupement de fait en cause de présenter des observations écrites et, le cas échéant, orales (CE 1944, Dame veuve Trompier Gravier). Dans le cas contraire, de tels vices, considérés comme substantiels en tant qu’ils n’auraient pas permis à l’association de bénéficier de droits ou de garanties prévus par les textes, justifieraient à ce seul titre, une annulation (CE 2011, Danthony).

Concernant la légalité interne, ensuite, le juge vérifiera que les conditions légales de la dissolution administrative sont réunies. Ainsi, il conviendra principalement que les faits reprochés entrent bien dans l’une des conditions explicitement prévues par le texte constituant le fondement juridique de la décision : l’association constitue-t-elle un groupement armé, incite-t-elle à la haine raciale, est-elle en lien avec des groupes terroristes, etc. ? Il appartient donc au juge, par la suite, de décider si la mesure de dissolution est, dans le cas de chaque espèce, justifiée, sous le double timbre, d’une part, de l’erreur de fait, c’est-à-dire quant à la véracité des éléments relevés pour justifier la dissolution, d’autre part, de l’inexacte qualification de ces faits, c’est-à-dire quant à la question de savoir si, à les supposer avérés, ils justifieraient pour autant une dissolution (CE 2016, Association fraternité musulmane Sanâbil). Le juge se prononcera donc sur les pièces du dossier, en appliquant notamment la méthode du « faisceau d’indices (CE 2014, n°372322, L’Oeuvre française et autre), la charge de la preuve de ces faits incombant, on l’imagine, à l’Administration. Puis, comme pour toute mesure de police administrative, le juge contrôle la proportionnalité de la mesure (CE 1933, Benjamin), c’est-à-dire l’adéquation entre d’un côté, le trouble potentiel à l’ordre public et, de l’autre, le degré de l’atteinte aux libertés pour le préserver ce dernier. En l’espèce, les restrictions à l’exercice de la liberté d’association apportées par une mesure de dissolution ne méconnaissent ni les stipulations de la Convention EDH, ni les dispositions de la DDHC de 1789, pour peu qu’elles soient justifiées par la gravité des dangers pour l’ordre public et la sécurité publique résultant des activités de l’association en cause et proportionnée au but poursuivi. Le juge vérifie alors le respect de cette dernière condition dans le cadre d’un contrôle entier, ce qui est classique en matière de police administrative et jugé de longue date s’agissant des dissolutions administratives d’associations (CE 1970, Sieurs Krivine et Franck, n°s 76179-6232). En revanche, le juge ne porte pas son contrôle sur l’opportunité de la décision de dissolution.

Au titre du référé-liberté, par ailleurs, le juge devra vérifier que l’atteinte, avérée, à la liberté fondamentale du droit d’association est manifestement grave et illégale (supposant alors que le juge doit être quasiment certain de l’illégalité de la mesure, cf. grille d’analyse présentée supra) et justifiant une intervention dans un délai de 48 heures. En tout état de cause, la jurisprudence du juge des référés du Conseil d’État démontre que le juge, pour se prononcer, exerce un contrôle « approfondi » sur les faits à l’origine de la mesure contestée (ex. CE 2016, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, n°401380).

En définitive, les restrictions à l’exercice de la liberté d’association apportées par une mesure de dissolution doivent être justifiées au regard de la gravité des dangers pour l’ordre public et la sécurité publique résultant des activités de l’association en cause et proportionnée au but poursuivi. Nul doute que dans le contexte actuel, un certain nombre de groupements sont sous la menace d’une telle sanction et que le Conseil d’État aura, dans le cadre de ses fonctions contentieuses, à exercer un contrôle des plus aboutis.

 

Crédits photo : compte Twitter de l’association BarakaCity