Par Jean-Christophe Videlin, Doyen de la Faculté de droit de Grenoble, Auteur de Droit de la défense nationale, Bruylant et membre du CRJ (UGA) et de l’AFDSD

C’est un coup de Trafalgar que subit l’armée française suite à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en date du 15 juillet 2021 (n° C-742/19, B. K. c./ Republika Slovenija). Cette dernière juge en effet que la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail s’applique aux personnels militaires. Réglant un litige sur le versement d’heures supplémentaires entre le ministère slovène de la défense et un ancien sous-officier, l’arrêt connaît un retentissement important en France avec des prises de position politique (not. MM. Borloo, Chevènement, Philippe…) unanimes contre cette décision, vécue comme une atteinte à la souveraineté nationale et une menace contre l’armée.

Quelles sont les grandes lignes de l’arrêt de la CJUE ?

On peut retenir deux grandes lignes dans cet arrêt. La première est de juger que la directive 2003 sur le temps de travail s’applique aux militaires. Ces derniers ne sont donc pas, par principe, exclus du respect des règles européennes sur le temps de travail au motif que cela relèverait des modalités d’organisation des forces armées des États, exclues du champ d’application du droit de l’Union par l’article 4, paragraphe 2 du traité sur l’Union européenne (TUE). Cette exclusion conventionnelle n’est pas retenue par la juridiction européenne :  « Bien qu’il appartienne aux seuls États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d’arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées, le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit […]. » Or, à comparer, par exemple, avec l’instauration d’un service militaire obligatoire, qui ne constitue pas une question appréhendée par le droit de l’Union, l’aménagement du temps de travail est une matière qui est harmonisée par le droit de l’UE et doit donc être respecté par les États membres, y compris pour ses forces armées.

La seconde est de fixer les modalités d’application de la directive aux militaires, car la CJUE précise que les règles européennes « ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles empêcheraient les forces armées d’accomplir leurs missions et qu’elles porteraient atteinte, par voie de conséquence, aux fonctions essentielles de l’État que sont la préservation de son intégrité territoriale et la sauvegarde de la sécurité nationale ». Par conséquent, la juridiction européenne distingue les activités soumises à la directive « comme celles liées notamment à des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, de maintien de l’ordre ou de poursuite des infractions » – et celles qui ne le sont pas. Elles relèvent de quatre catégories : en premier lieu, les membres des forces armées « sont confrontés à des circonstances d’une gravité et d’une ampleur exceptionnelles…» ; en deuxième lieu, ils disposent de « hautes qualifications ou assument des tâches extrêmement sensibles qui ne peuvent que très difficilement être remplacées par d’autres membres des forces armées, au moyen d’un système de rotation permettant de garantir tout à la fois le respect des périodes maximales de travail et des périodes de repos prévues par la directive 2003/88 et le bon accomplissement des missions essentielles qui leur sont imparties ». En troisième lieu, il y a ceux « appelés à prêter leur concours aux opérations impliquant un engagement militaire des forces armées d’un État membre, que celles-ci se déploient, de façon permanente ou occasionnelle, à l’intérieur de ses frontières ou à l’extérieur de celles-ci ». En dernier lieu, les périodes de formation initiale et d’entraînement opérationnel ne sont pas concernées.

Cet arrêt est-il si important ?

Il est effectivement important, car il fait office d’arrêt de principe. C’est la grande chambre – la formation la plus solennelle de la Cour – qui statue, et surtout les gouvernements français et espagnol se sont joints, comme la procédure juridictionnelle européenne le permet, à ce contentieux. En d’autres termes, la Cour n’a pas seulement répondu à la question posée par la juridiction slovène, mais plus largement aux questions de principe posées par les autres États.

Sur le fond, on peut triplement le relativiser, tout en soulevant un réel point d’inquiétude.

Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que le droit national applicable au statut des militaires doit se conformer au droit européen, à l’exemple de la participation des femmes dans les forces armées. Le Conseil d’État avait lui-même saisi la CJUE sur la question du temps de travail des policiers et des gendarmes (militaires eux-aussi), et elle avait considéré que la directive devait s’appliquer. Le Conseil d’État avait également jugé que les sapeurs-pompiers, y compris volontaires, étaient soumis à cette même directive. A nouveau, les interventions d’élus ou d’anciens élus de tout premier plan ont contribué à dramatiser un litige, dont les enjeux pratiques sont incontestables, mais pas au niveau que ces interventions l’ont laissé penser.

Ensuite, l’obligation de l’application de la directive laisse à penser à tort que les militaires n’avaient au préalable aucun cadre horaire de travail. Ce n’est évidemment pas le cas dès lors qu’ils ne sont pas en opération.

Enfin, la CJUE a posé une série de dérogations qui permet d’atténuer fortement les effets de la directive dans l’organisation du travail, et par voie de conséquence dans les besoins en personnels. Les annonces du ministère des armées selon lesquelles l’application de la directive aux militaires nécessiterait 13 000 militaires supplémentaires, apparaissent a posteriori quelque peu excessives.

En revanche, on peut évidemment considérer qu’il y aura une difficulté pratique à de telles catégorisations dérogatoires, mais il faut la percevoir comme une opportunité pour inclure le plus possible d’activités dans celles exclues du champ d’application de la directive.

Est-ce une confirmation de la banalisation du statut des militaires ?

La banalisation a été initiée par la France elle-même – et certainement pas en raison des instances européennes – à partir du moment où elle décida en 1996 que les militaires seraient des personnels contractuels à durée déterminée ! Cette jurisprudence ne concourt pas à cette banalisation qui est énoncée dès qu’une évolution statutaire des militaires est engagée. Les évolutions sont incontestables, mais elles sont très fortement encadrées. En l’espèce, il faut le rappeler, le militaire ne passe pas du travailleur forcé au travailleur protégé !

Le plus important dans cette jurisprudence est selon moi ailleurs. Elle concourt, implicitement, à déterminer ce qui relève du cœur de métier du militaire (opération, entraînement, activité spécifique), et de ce qui ne l’est pas. Or, cette catégorisation implicite est contestable à l’exemple de la santé et du maintien de l’ordre (déjà réglé suite à une saisine de la CJUE par le Conseil d’État), mais tout autant de la réparation. Celle qui concerne les matériels opérationnels ne tolère aucun retard. C’est dire que cette catégorisation peut appeler certaines critiques. Cette jurisprudence peut aussi renforcer la « civilisation » et l’externalisation des activités militaires qui ne sont pas celles du cœur de métier, au sens où ces activités assumées par des militaires pourraient être davantage transférées respectivement à des personnels civils et à des entreprises privées.

Le ministère des armées va donc devoir agir avec agilité afin de respecter la jurisprudence sans que cela nécessite une augmentation du personnel. L’interprétation des dérogations sera essentielle…

Voir aussi au sujet des droits et devoirs des militaires :

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