Par Jean-Christophe Videlin, doyen de la Faculté de droit de Grenoble
Auteur de Droit de la défense nationale, Bruylant

La tribune d’officiers généraux relevant de la « seconde section », publiée par Valeurs actuelles le 21 avril 2021, a provoqué avec retard une série de commentaires de femmes et d’hommes politiques, entre soutien (Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan) et appel à sanctions (Jean-Luc Mélenchon, Florence Parly). Ces militaires jugent en effet la France en plein délitement et estiment que « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active… ».

Les officiers généraux revendiqués s’identifient dans la tribune avec l’acronyme (2S). Sont-ils toujours des militaires statutairement ?

Le sigle (2S) indique que ces militaires relèvent de la deuxième section. Elle est propre aux officiers généraux et désigne le fait qu’ils ne sont plus d’active, mais placés à disposition du ministère des Armées (C. déf., art. L 4141-1). De ce fait, ces anciens militaires d’active demeurent statutairement des militaires (C. déf., art. L. 4121-1).

Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de le confirmer sans l’ombre d’une ambiguïté et sans surprise, au reste pour un des auteurs de la tribune qui fut sanctionné par le ministre des Armées car il avait « participé à [une] manifestation alors même qu’elle avait été interdite par arrêté préfectoral et que, n’ignorant pas cette interdiction, il [avait] appelé à maintenir la participation à cette manifestation » (Conseil d’État, 22 sept. 2017, req. n° 404921).

Les officiers généraux ont-ils le droit de s’exprimer publiquement ?

Le militaire n’est pas un citoyen comme un autre. Il faut rappeler que « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité » (C. déf., art. L. 4111-1). Par conséquent, « Les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint » (C. déf., art. L. 4121-1). Ce point d’équilibre amène à la fois à la liberté d’opinion des militaires – religieuse, philosophique ou politique – et la restriction de leur expression. De fait, les militaires ne peuvent s’exprimer « qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression » (C. déf., art. L. 4121-2). L’expression doit donc respecter neutralité et loyalisme.

Il est ainsi erroné de partir du principe que sanctionner les auteurs de la tribune serait une atteinte à leur liberté. Les militaires ne peuvent pas, par principe, s’exprimer librement… Règle résumée par la fameuse formule de la « grande muette ». Il faut bien en comprendre le ressort, qui ne s’ancre pas uniquement dans l’histoire de la République avec notamment l’épisode tragico-politique du général Boulanger. Le fondement est la soumission du pouvoir militaire au pouvoir civil. C’est le principe cardinal de toute gouvernance civile et démocratique d’une société. Toutes les démocraties libérales ont fait de ce principe un pilier de leur modèle, qui n’est curieusement guère mis en exergue dans les manuels de droit constitutionnel, à la différence d’autres tels que la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire… Sous la Cinquième République, cela se traduit avant tout par l’article 15 de la Constitution : « Le Président de la République est le chef des armées ».

En 2005, avec la réforme législative du statut des militaires, une avancée avait eu lieu pour libérer la parole qui était, en revanche, jugée trop contrainte en matière de réflexion stratégique. Sur ce point, la France doit encore s’améliorer par rapport à d’autres grandes nations militaires (États-Unis…). Les analyses publiques de certains militaires sont riches, mais elles manquent d’une approche suffisamment critique. Pourtant, ceux qui pratiquent les cercles militaires savent que l’armée compte dans ses rangs nombre d’esprits brillants et acérés, qui n’hésitent pas à faire un état des lieux éclairant de la politique de défense de la France sans aucunement remettre en cause l’autorité civile ni militaire. Cette liberté est donc utile en termes de retour d’expérience et d’analyse prospective. En revanche, il n’est pas question de laisser les militaires critiquer l’autorité politique, quelle qu’elle soit, ou bien encore les opérations militaires en cours.

Cette restriction est accrue pour les officiers généraux, car ces militaires sont nommés, eux, en conseil des ministres (Const. fr., art. 13) afin d’être les « traducteurs/exécutant » directs de la politique de défense décidée par le pouvoir exécutif (Const. fr., art. 15, 20 et 21).

Les officiers généraux peuvent-ils être sanctionnés ?

Paradoxalement, c’est le silence du ministère des Armées qui étonne, tant il est évident que les militaires concernés doivent être sanctionnés. La tribune ne peut être qu’en contradiction avec le respect de l’état militaire, notamment le loyalisme et la neutralité. Certes, à lire la tribune, et en oubliant tout le propos sur le délitement de la société, il n’y a pas d’appel à ce que l’armée d’active se soulève ; l’article 413-3 du code pénal (« le fait, en vue de nuire à la défense nationale, de provoquer à la désobéissance par quelque moyen que ce soit des militaires ou des assujettis affectés à toute forme du service national ») peut ainsi difficilement s’appliquer. Mais la ligne rouge est franchie car la tribune remet en cause l’autorité du gouvernement en place et pré-légitime un soulèvement de l’armée d’active.

Rappelons que le général Piquemal, co-signataire de la tribune, a été sanctionné notamment parce qu’il « a pris publiquement la parole, devant la presse, au cours de cette manifestation pour critiquer de manière virulente l’action des pouvoirs publics, notamment la décision d’interdire la manifestation, et l’action des forces de l’ordre, en se prévalant de sa qualité d’officier général et des responsabilités qu’il a exercées dans l’armée » (Conseil d’État, 22 sept. 2017, req. n° 404921). Rappelons aussi que le major Matelly avait été sanctionné pour avoir « cosigné un article critiquant la politique gouvernementale de rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur, publié le 30 décembre 2008 sur un site internet d’information, et, d’autre part, participé le lendemain à une émission radiophonique portant sur le même thème », alors même que le propos n’avait pas de « caractère polémique » et était fondé sur des recherches en collaboration avec le CNRS et autorisées par sa hiérarchie… (CE 12 nov. 2011, req. n° 338461).

Dans cette dernière affaire, le Conseil d’État jugea la sanction disproportionnée mais confirma la faute du militaire. Rappelons enfin que le chef d’état-major des armées a démissionné car il avait été publiquement et brutalement rappelé à l’ordre par le chef d’État actuel devant toute la haute hiérarchie militaire, en raison d’un seul mot – certes vulgaire – peu amène à l’encontre des arbitrages présidentiels.

En somme, en droit, le ministère des Armées ne peut qu’agir… Ne rien faire témoignerait d’une absence d’autorité ou, dit autrement, d’un défaut de protection de la primauté du pouvoir civil sur l’armée. Soutenir de quelque manière que ce soit les propos en cause conduit à soutenir une vision autre de notre démocratie.