Par Béatrice Parance – Professeure de droit à l’Université UPL Paris 8 Vincennes Saint-Denis et Judith Rochfeld – Professeure de droit privé à l’Ecole de droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans quel contexte intervient cette décision ?

Souvenons-nous que par un premier arrêt du 19 novembre 2020 la Haute juridiction a enjoint au Gouvernement français, à la demande de cette commune littorale du Dunkerquois particulièrement exposée aux conséquences du changement climatique, de se conformer à la trajectoire de baisse des émissions des gaz à effet de serre, dont les étapes étaient scandées dans des lois en vigueur (notamment l’article L. 100-4 du Code de l’énergie)  et devait aboutir en 2030 à une baisse de 40 % par rapport à 1990, ce en relation avec les objectifs nationalement déterminés par le pays lors de l’accord de Paris du 12 décembre 2015 et les exigences européennes (le « Paquet Énergie Climat 2020 », plus particulièrement le règlement 2018/842 du 30 mai 2018 fixant les exigences de réduction pour la période de 2021 à 2030 et établissant pour la France un objectif de baisse de 37 % par rapport à 2005). L’innovation était majeure car le Conseil acceptait par-là d’effectuer un contrôle, par anticipation, de la conformité d’une trajectoire à moyen et long terme de baisse des émissions, plutôt que d’attendre de statuer à la fin de la période considérée (2030, 2040, etc.) ; il entérinait aussi l’importance des outils scientifiques de suivi de cette trajectoire (Notamment le rôle du Haut Conseil pour le climat, chargé de rendre un rapport annuel sur les émissions et l’efficacité des mesures gouvernementales prises). On se rappellera également qu’une deuxième décision, du 1er juillet 2021, avait annulé pour excès de pouvoir le refus implicite du président de la République, du Premier ministre et de la ministre de la transition écologique de prendre les « mesures utiles » pour atteindre ces objectifs et avait laissé 9 mois au Premier ministre pour y remédier. Ce délai ayant expiré le 31 mars 2022, on en était là lorsqu’une demande de prononcé d’astreinte de 50 millions par semestre de retard dans l’exécution de la décision de 2021 (75 millions pour certaines des associations) a été formulée, demande à laquelle répond la présente décision. Celle-ci est donc importante car elle intervient pour traiter de la question majeure de « l’efficacité » des procès « climatiques », « efficacité » fréquemment mise en cause sous le reproche de leur caractère uniquement symbolique ou médiatique (caractère qui a quand même pour effet de « conscientiser » nombre de citoyens).

Quelle est la réponse du Conseil quant au prononcé de l’astreinte et était-elle attendue ?

Dans la ligne de ce que lui proposait son rapporteur public Stéphane Hoynck, le Conseil d’Etat refuse de prononcer l’astreinte demandée, refus qui peut paraître au premier abord paradoxal aussi bien que décevant.

Paradoxal car, sous couvert d’un contrôle de l’exécution des décisions contentieuses, la juridiction renouvelle très nettement les constats d’insuffisance de la politique gouvernementale : elle retient que la décision du 1er juillet 2021 « ne peut être regardée comme complètement exécutée » et que les mesures du Gouvernement restent impropres à atteindre les objectifs de baisse, ce en intégrant « une marge de sécurité suffisante, et en tenant compte des aléas de prévision et d’exécution » ainsi que de la planification dont elles font l’objet. Toutes les mesures — que ce soit celles prises, celles annoncées et « leurs effets constatés ou prévisibles » (pt 8) — ne peuvent aboutir aux résultats escomptés. En effet, pour le passé, si les baisses enregistrées en 2019, 2020, 2021 et 2022 se font conséquentes, elles sont en partie dues à des facteurs exogènes : « les parts annuelles indicatives d’émissions prévues pour le 2e budget carbone pour les années 2019, 2020 et 2021 […] ont été respectées et […] celle prévue pour l’année 2022 pourrait l’être également » ; « sur la période 2019-2021, il en résulte un rythme de diminution annuel moyen des émissions de gaz à effet de serre de l’ordre de – 1,9 % » (pt 10) ; mais il n’est pas certain que ces résultats auraient été atteints sans la crise sanitaire (pt 21). Par ailleurs, pour l’avenir, si le Conseil tient compte du renforcement prévisible de la trajectoire de baisse des émissions sous l’effet en particulier des dispositions de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 « portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets » et du constat d’une « volonté du Gouvernement d’atteindre les objectifs », il estime que 7 paramètres sur les 11 de la stratégie bas carbone ne seraient pas remplis avec les mesures prises de janvier 2021 à mars 2022 ; que seules 6 des 19 orientations sectorielles seraient respectées et que le doublement nécessaire du rythme annuel des émissions ne se réaliserait pas (il procède là à une revue des 6 secteurs particulièrement émetteurs où des efforts spécifiques se trouvent requis — transports, bâtiments, agriculture, industrie, énergies, déchets —, ce tant du point de vue des mesures adoptées ou annoncées et des financements alloués pour les mettre en œuvre que des modes de pilotage de l’action ; il se fonde non seulement sur les projections et appréciations de l’organisme chargé de la modélisation pour le Gouvernement — le CITEPA — mais également sur celles fournies par les associations et le Haut Conseil pour le climat, ce dernier affirmant nettement qu’il existe des « risques majeurs persistants de ne pas atteindre les objectifs pour 2030 »). Il n’en retient pas moins les « diligences » du gouvernement.

Le refus peut s’inscrire comme décevant, ensuite, pour les tenants d’actions urgentes et efficaces de diminution des émissions qui formaient l’espoir d’une mesure comminatoire conséquente pour les provoquer et, plus juridiquement, chez ceux d’une mise en œuvre réelle des injonctions climatiques et de la crédibilité de ces contentieux. L’attente et la déception se justifient d’autant plus que, en premier lieu, toutes les alertes scientifiques nous invitent à agir au plus vite pour minimiser le cataclysme annoncé et la perte d’habitabilité de la Terre ; d’ailleurs, l’intensité de ces alertes explique en partie le contexte politique plus que tendu dans lequel intervient la décision avec, d’un côté, certaines ONG de protection de l’environnement qui plongent par désespoir dans une expression violente de leurs revendications et, de l’autre, des hommes politiques de premier rang qui les stigmatisent sous des vocabulaires inappropriés. En deuxième lieu, la déception peut se justifier par les espoirs d’une mise en œuvre effective qu’avait fait naître un précédent remarquable par lequel la Haute juridiction administrative avait accepté de prononcer des astreintes conséquentes pour manquement en matière de pollution atmosphérique : le non-respect réitéré des valeurs limites européennes de concentration de substances toxiques dans l’air de certaines agglomérations avait valu au Gouvernement une condamnation à payer 10 millions d’euros par semestre de retard. Enfin, il faut ajouter à l’insatisfaction possible le fait que les objectifs ici appréciés, et que les demandeurs souhaitaient voir respectés, ne sont déjà plus les bons et apparaissent dépassés (ils composaient cependant les seuls à l’égard desquels le Conseil était saisi, ce qu’il rappelle aux pts 23 à 25) : l’Union  européenne les a rehaussés à – 55 %, ce qui signifie pour la France une baisse de 47,5 % à atteindre et non plus 40… (règlements 2021/1119 du 30 juin 2021 et 2023/857 du 19 avril 2023)…

Cette décision n’innove donc pas autant que les précédentes ?

Ce serait un peu rapide de conclure ainsi.

D’une part, le Conseil enjoint à la première ministre de prendre toutes mesures supplémentaires utiles d’ici le 30 juin 2024 et, surtout, lui fixe des rendez-vous de « revoyure », à savoir qu’il lui faudra « produire, à échéance du 31 décembre 2023, puis au plus tard le 30 juin 2024, tous les éléments justifiant de l’adoption de ces mesures et permettant l’évaluation de leurs incidences » (pt 26). Ce faisant, il ajoute aux innovations de « Grande-Synthe 1 et 2 » et à la figure du juge contrôleur de la conformité de la trajectoire — admettant un contrôle par anticipation — celle du juge contrôleur du respect de la planification en matière de changement systémique, par ce suivi continu de l’action gouvernementale pour y parvenir.

D’autre part et plus profondément, l’arrêt est sous-tendu par une réflexion sur l’office du juge face à la difficulté du pilotage d’un changement systémique mondial complexe[1]: face à une liberté laissée au gouvernement dans le choix des mesures propres à permettre le respect de la trajectoire, il estime ne pouvoir mener qu’un contrôle très approfondi, qui plus est par anticipation (le fameux contrôle de la trajectoire à moyen et long terme), de l’efficacité de ces mesures dans leurs différentes déclinaisons, sans aller jusqu’à se substituer au gouvernement dans le choix des mesures idoines… Il n’en demeure pas moins que l’on peut être frappé par le décalage entre la minutie du contrôle exercé par la haute juridiction et le résultat auquel elle aboutit : le Conseil conduit avec détermination un examen très précis de l’ensemble des baisses d’émissions dans les différents secteurs d’activités les plus impliqués dans le phénomène, en veillant à les attribuer, ce qui n’est guère aisé, à l’effet des mesures gouvernementales ou à des circonstances exogènes telles que la crise sanitaire causée par la pandémie de Covid-19 ou la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine ; mais il se « contente » d’une injonction générale de prendre « toutes mesures utiles » pour satisfaire aux objectifs climatiques et de ce suivi régulier. On peut y voir une certaine indulgence envers l’Etat et une appréciation lâche des « diligences » qui composent l’un des critères du prononcé de l’astreinte, ceux-ci restant toujours assez fuyants…

[1] V. la théorisation de S. Hoynck, « Le juge administratif et le dérèglement climatique », AJDA 2022, p. 147

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]