Par Estelle Brosset – Professeure de droit public à Aix-Marseille Université – Membre de l’Institut Universitaire de France
Mercredi 29 mars, deux audiences de la Cour européenne des droits de l’Homme ont eu lieu au Palais des droits de l’Homme, à Strasbourg, et ont été retransmises quelques heures plus tard. L’une d’entre elles (l’autre était relative à l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse portée par une association suisse et ses membres à propos de divers manquements des autorités suisses en matière de protection du climat) concernait la France et l’insuffisance des mesures prises pour prévenir le changement climatique, insuffisances qui, c’était l’objet de la requête, étaient considérées comme constitutives d’une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’on comprend dès lors qu’elle ait largement retenu l’attention.

Pour quelle(s) raison(s) Damien Carême, député européen et ancien maire de Grande-Synthe a-t-il assigné la France devant la CEDH ?

Pour comprendre la requête, il faut rappeler que Damien Carême est un habitant de la Commune de Grande-Synthe (dont il a été, en outre, le maire pendant 19 ans). Or, en raison de sa proximité immédiate avec le littoral et des caractéristiques physiques de son territoire, cette commune est exposée, certes à moyenne échéance (2030 ou 2040) mais de façon inéluctable, aux conséquences concrètes du changement climatique, plus précisément à des risques accrus et élevés d’inondations (et donc une diminution et une dégradation de la ressource en eau douce mais aussi des dégâts significatifs sur les espaces bâtis ainsi que la possibilité de morts humaines).

D’ailleurs, pour cette raison, en 2018, agissant en son nom propre, d’une part, et, en sa qualité de maire de la commune d’autre part, il avait demandé au président de la République, au Premier ministre et au ministre de la transition écologique et solidaire de prendre de telles mesures permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national. L’année d’après, il avait saisi le Conseil d’État d’une requête en annulation pour excès de pouvoir des décisions implicites de rejet résultant de l’absence de réponse à ses demandes. La requête avait abouti à une décision du Conseil d’État le 1er juillet 2021 qui avait annulé ce refus implicite et enjoint au gouvernement de prendre des mesures supplémentaires d’ici le 31 mars 2022.

Toutefois, nonobstant la publication, le 4 mai 2022, par le Gouvernement des éléments de sa réponse au Conseil d’État, l’injonction n’a pas été suivie, dans le délai indiqué, d’effet : la France a en effet, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d’émissions qu’elle s’était fixés, plafonds qu’elle a d’ailleurs augmenté en 2020 (de 399 Mt de CO2eq à 422 Mt de CO2eq par an) et plafonds qui, par ailleurs, ne permettent pas de respecter l’engagement dans le cadre de l’Accord de Paris de limiter l’élévation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, le Haut Conseil pour le climat ait appelé à « un sursaut de l’action climatique en France » (quatrième rapport annuel sur le climat, publié le 29 juin 2022) et qu’une procédure en inexécution ait été ouverte (assortie d’une demande de prononcé d’une astreinte) au printemps dernier.

Damien Carême estime donc qu’il n’a pas obtenu au sens de la Convention « un redressement adéquat », ce qui fait qu’il n’a pas perdu sa qualité de victime.

Par ailleurs, après la demande au Conseil d’État, les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été rehaussés. Lors de la signature de l’Accord de Paris en 2015, l’Union européenne avait décidé de réduire ses émissions de 30 % (par rapport à 2005) d’ici à 2030. Depuis lors, un nouvel objectif plus ambitieux a été prévu dans le Règlement (UE) 2021/1119 du Parlement et du Conseil européen du 30 juin 2021 (« loi européenne sur le climat ») : une réduction, des émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.

Enfin, la requête devant le Conseil d’État n’évoquait pas une méconnaissance des droits individuels de Damien Carême. Il faut dire qu’outre le risque de submersion, Damien Carême a déclaré depuis 2020 un état asthmatique qui, selon lui, est en lien avec le climat (du fait de l’augmentation des pollens et du changement de leur caractère allergène) et qui est constitutif d’une violation de ses droits.

C’est pour toutes ces raisons qu’il a saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 28 janvier 2021. Il soutient plus précisément que la carence des autorités à prendre toutes mesures utiles permettant à la France de respecter les niveaux maximums d’émissions de gaz à effet de serre, qu’elle s’est elle-même fixés, constitue une violation de l’article 2, article qui met à la charge des États l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, ce qui inclut la protection de la santé des personnes. S’agissant de l’article 8, il soutient qu’il est directement affecté par l’insuffisance de l’action du gouvernement en matière de lutte contre le changement climatique puisque cette insuffisance augmente les risques que son domicile soit affecté dans les années à venir, en toute hypothèse dès 2030, et qu’elle en trouble d’ores et déjà les conditions d’occupation, notamment en ne lui permettant pas de s’y projeter sereinement.

Cette audience est-elle inédite ?

Certes, eu égard à la multiplication des procès climatiques (dont le nombre est estimé à près de 2000), l’affaire et l’audience ne paraissent pas vraiment inédites, surtout que dans plusieurs de ces procès, les articles 2 et 8 ou des équivalents ont été invoqués. Cela a été le cas dans la célèbre affaire Urgenda : « Nous faisons face en effet à la menace d’un changement climatique dangereux et il est clair que des mesures doivent être prises d’urgence […]. L’État doit à cet égard faire sa part. Cette obligation découle, à l’égard des habitants des Pays-Bas, dont Urgenda représente les intérêts dans cette procédure, des articles 2 et 8 CEDH ».

Toutefois, d’une part, dans les procès climatiques français ayant visés l’État, alors que les parties l’y encourageaient dans leurs requêtes, les juges n’ont pas fondé l’obligation climatique de l’État sur les dispositions de la Convention notamment sur ses articles 2 et 8. D’autre part, bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait développé, depuis trente ans, une dense jurisprudence (environ 300 arrêts) dans le domaine de l’environnement (en se fondant sur le fait que l’exercice de certains des droits garantis par la Convention peut être compromis par la dégradation de l’environnement et l’exposition à des risques environnementaux), elle ne s’est pas encore prononcée sur la question de l’action des États face au changement climatique.

Or, même si « le juge de Strasbourg est accoutumé à traiter de ces enjeux, reste que la question climatique présente des spécificités et des problématiques inédites (urgence, obligation extraterritoriale, obligation de coopération, obligation collective, lien de causalité, intérêt à agir, etc.) ». D’ailleurs, le fait que la chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre atteste de ce que l’arrêt sera un arrêt important.

Il le sera sans aucun doute car, pour déterminer la position de la Cour EDH en matière de changement climatique, l’arrêt devra trancher des questions essentielles.

Quelles questions essentielles cet arrêt devra-t-il trancher ?

L’on pense bien sûr à la question de la recevabilité du recours et, dans ce cadre, particulièrement à celle de savoir si Damien Carême doit se voir reconnaître la qualité de victime nonobstant le fait qu’une partie des risques de violation évoqués (celui de submersion marine principalement) est future. La Cour a pourtant considéré que le risque d’une violation future peut conférer à un requérant individuel la qualité de « victime », sous réserve toutefois qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité d’une réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement, ce qui sera au centre de la réponse de la Cour.

En cas de recevabilité du recours, les réponses à la question de savoir si les articles 2 et 8 de la Convention sont applicables et s’ils imposent des obligations positives aux États en matière de lutte contre le changement climatique seront aussi d’importance. On lira avec attention les développements attendus sur le lien de causalité entre les omissions alléguées d’un Etat et la violation de droits individuels dans le contexte d’un phénomène global qu’est le changement climatique, ceux sur la marge d’appréciation de l’État en ce domaine dans le contexte d’un Accord de Paris qui laisse à chaque Partie le soin de déterminer (mais aussi d’actualiser de manière continue…) les contributions déterminées qu’elle prévoit de réaliser, ou encore ceux sur l’interprétation « vivante » de la Convention (notamment vis-à-vis de l’Accord de Paris qui pourrait faire partie de ce que la Cour appelle « les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens »).

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