Par Mathilde Hautereau-Boutonnet – Professeure de droit à Aix-Marseille Université 
Après le port d’armes et l’avortement, la Cour suprême s’attaque au changement climatique et, par son arrêt West Virginia v. EPA rendu le 30 juin 2022, limite les pouvoirs de l’Agence de Protection de l’Environnement américaine dans ce combat. Si la décision est d’emblée effrayante, sa portée doit aussi être relativisée.

Quel est le contexte de l’arrêt West Virginia v. EPA rendu par la Cour Suprême américaine le 30 juin 2022 ?

Tout part du Clean Power Plan, titre de la réglementation adoptée par l’Agence fédérale de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency) à la demande de Barack Obama en 2015 pour réduire les émissions de gaz à effet de serre provenant des centrales à charbon (28% des émissions à elles-seules aux États-Unis) et opérer leur passage vers les énergies renouvelables, dit « changement de génération » (« generation shift »). Sur le fondement de la Section 111(d) de la Clean Air Act (loi initialement adoptée en 1970 par le Congrès pour lutter contre la pollution de l’air), les États devaient présenter leur propre plan à l’EPA, avec un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 32% de réduction d’ici 2030. S’ils restaient libres de décider des moyens permettant d’y parvenir, en revanche, en cas d’absence de plan, l’EPA pouvait le leur imposer. Mais le Clean Power Plan n’a jamais été appliqué. En effet, à la demande des États contestataires, suspendu dès 2016 par la Cour suprême dans l’attente d’un jugement définitif, il fut remplacé en 2019 par « la règle pour une énergie propre abordable » (Affordable Clean Energy Rule). Élaborée sous l’égide du nouvel administrateur de l’EPA nommé par Donald Trump, la règle fut aussitôt annulée par un tribunal fédéral. C’est alors que plusieurs États républicains accompagnés des principales entreprises du secteur du charbon saisirent la Cour Suprême afin qu’elle précise les pouvoirs de l’EPA en matière de régulation des émissions de gaz à effet de serre avec l’espoir d’obtenir un jugement venant les limiter. C’est chose faite avec l’arrêt West Virginia v. EPA ( https://www.supremecourt.gov/opinions/21pdf/20-1530_n758.pdf) du 30 juin 2022 qui, de manière plus qu’étonnante, statue sur un acte n’étant plus d’actualité sous prétexte que l’affaire doit être considérée comme toujours en cours « unless it is absolutely clear that allegedly wrongful behavior could not reasonably be expected to recur” (opinion majoritaire)!

Que décide la Cour Suprême ?

Avec une large majorité (6-3) et à l’issue d’une opinion majoritaire rédigée par le Chief Justice Roberts, la Cour Suprême décide que l’EPA n’a pas le pouvoir, sur le fondement de la section 111 (d) de la Clean Air Act, de concevoir des plafonds d’émissions pour les centrales électriques existantes fondés sur l’approche de changement de génération, c’est-à-dire le passage aux sources d’énergie plus propres. Pour ce, elle s’appuie sur la « major questions doctrine ». Selon cette théorie assez récente et peu utilisée (appliquée récemment par la Cour Suprême pour limiter le pouvoir des agences sanitaires en matière de vaccination contre le COVID et issue de l’arrêt Food and Drug Administration v. Brown & Williamson Tobacco Corp. rendu par la Cour suprême en 2000), toute question ayant des conséquences économiques ou politiques majeures exige que le Congrès ait clairement autorisé une Agence fédérale de réglementer dans ce domaine. La « plausibilité » ne suffit pas. Or, en l’espèce, en vertu d’arguments discutables (le fait que l’EPA n’ait jamais réglementé de cette manière dans le passé, qu’elle ne dispose pas suffisamment d’expertise technique, qu’il s’agisse d’une décision économique et politique importante impliquant de déterminer la quantité de production de charbon pour les prochaines décennies ou encore du flou entourant le terme « système » de réduction des émissions) et avec un ton frisant le cynisme climato-sceptique (tandis que dans l’opinion majoritaire, le juge Roberts confesse que limiter les émissions de dioxyde de carbone à un niveau qui imposerait de renoncer au niveau national au charbon pour produire l’électricité pourrait être une solution pertinente à la crise d’aujourd’hui, dans son opinion concordante, le juge Gorsuch n’hésite pas à affirmer que la question de savoir si les centrales à charbon devraient être autorisées à fonctionner est une question sur laquelle les gens peuvent être en désaccord aujourd’hui !), la Cour estime que le congrès n’a jamais autorisé l’EPA, par délégation, à adopter un régime conduisant à plafonner les émissions pour opérer le passage aux énergies renouvelables.

Que penser de cette décision, justifiée par souci soit-disant démocratique  ?

Peu réjouissante pour la lutte contre le réchauffement climatique aux États-Unis et dans le monde, la solution n’est aucunement surprenante. Elle est le produit d’une Cour Suprême composée de juges traditionnellement politisés, avec aujourd’hui une majorité conservatrice renforcée par les trois nominations effectuées sous la gouvernance de Donald Trump (les juges Kavanaugh, Coney Barrett et Gorsuch, les deux premiers s’étant en l’espèce joints à l’opinion majoritaire et le troisième ayant rédigé une opinion concordante). Elle fait part, quelques jours après avoir montré son hostilité au droit à l’avortement et à la régulation du port d’armes, de toute sa défiance à l’égard de la lutte contre le réchauffement climatique et, avec elle, de l’action des agence fédérales. S’étant multipliées depuis les années 70 en raison de leurs compétences techniques et scientifiques, ces agences jouent un rôle extrêmement important dans la vie politique et réglementaire américaine. Agissant sur délégation normative du Congrès, elles peuvent, par le biais de lois leur fixant le cadre général de leur action, exercer un pouvoir de réglementation conséquent. Mais, parce qu’elles sont fortement dépendantes du pouvoir exécutif, Donald Trump n’a cessé de les mépriser et, en ce qui concerne en particulier l’EPA, de vouloir l’affaiblir et la remodeler. L’on devine alors que, sous couvert de la « majors question doctrine » qui selon l’opinion dissidente du juge Kagan apparaît « comme par magie », et faisant fi de la doctrine Chevron (1984) offrant une large latitude aux agences pour exploiter et interpréter un texte possédant un terme ambigu, la Cour Suprême entend, dans l’affaire West Virginia, limiter cette délégation normative et, in fine, en accord avec la doctrine de la « nondelegation », redonner au Congrès son pouvoir sur les questions environnementales. Ce soi-disant souci démocratique et respect du principe de la séparation des pouvoirs est loin d’être anodin : l’on sait bien qu’il est aujourd’hui quasiment impossible pour le pouvoir exécutif américain de s’appuyer sur le Congrès pour adopter une loi environnementale. Depuis 1984 (loi relative aux déchets dangereux), aucune « super majorité » (60% des voix requises) n’a pu se dégager pour porter une loi ambitieuse en matière environnementale et en particulier climatique ! Avec cette décision, la Cour Suprême n’ignore pas évidemment que Joe Biden ne pourra obtenir du Congrès qu’il accorde officiellement à l’EPA le pouvoir d’imposer les plafonds d’émission des gaz à effet de serre pour opérer le passage aux énergies propres. Attestant d’un rejet certain du pouvoir fédéral et des transformations nécessaires au monde de demain, elle laisse alors aux entreprises du secteur du charbon et aux États les accueillant le pouvoir de décider du sort du climat et des citoyens !

Est-ce à dire que la Cour Suprême ait signé l’arrêt de mort de la lutte contre le réchauffement climatique aux États-Unis ?

Non, aucunement ! Déjà, rappelons que, depuis son arrivée au pouvoir, Joe Biden ne reste pas les mains croisées (J. Viala-Gaudefroy Climat, Pourquoi Joe Biden aura beaucoup de mal à tenir ses promesses, The Conversation). Si dans le cadre du vote du budget (à la majorité simple), son projet de loi dit Build Back Better (tourné vers l’investissement en matière climatique) demeure en négociation en raison de l’opposition d’un sénateur (démocrate !), en revanche, la loi dite Infrastructure Inverstment and Jobs Act, certes peu ambitieuse, a été adoptée par le Congrès en novembre 2021. Surtout, il faut nuancer la portée de la solution rendue ce 30 juin par la Cour Suprême tant elle aurait pu être pire ! Contrairement à ce que certains articles de presse ont relaté, l’arrêt West Virginia v. EPA ne renverse pas l’arrêt Massachussetts v. EPA rendu en 2007. Point de départ du mouvement des procès climatiques, cette décision, à laquelle ne se réfère aucunement le juge Roberts, reconnaît la compétence de l’EPA pour réglementer – et non pas réduire- les émissions de gaz à effet de serre, « comme tout polluant aérien (…) dont il estime qu’on peut raisonnablement penser qu’il porte atteinte ou risque de porter atteinte à la santé ou au bien-être ». Elle offre alors une marge de manœuvre importante à l’EPA dont elle a très peu profité et qui malheureusement se réduit avec la décision West Virginia, celle-ci lui interdisant de réglementer en fixant, s’agissant des centrales à charbon, des plafonds d’émissions pour opérer le passage aux énergies propres. Toutefois, de l’avis des experts, outre qu’elle ne vise qu’un secteur énergétique (et non pas les véhicules, le méthane, le pétrole, le gaz ou la construction par exemple), elle ne la dépouille pas de bien d’autres outils, en particulier ceux permettant d’imposer l’utilisation des meilleures techniques disponibles et ceux susceptibles d’être pris en vertu d’autres dispositions de la Clean Air Act (v. not. R. B. McKinstry Jr: https://acoel.org/much-ado-about-not-much-west-virginia-v-epa/).

Le Président Joe Biden a annoncé vouloir poursuivre le combat contre le changement climatique dès l’annonce de la décision. Il reste alors à espérer que, à l’avenir, les outils sur lesquels il s’appuiera ne subiront pas eux-aussi les foudres du conservatisme de la Cour Suprême et que ses juges n’oseront pas, plus radicalement, renverser l’arrêt Massachussets v. EPA. À défaut, ils donneront définitivement raison au juge Elena Kagan qui conclut son opinion dissidente en ces termes : «  The Court appoints itself—instead of Congress or the expert agency—the decision-maker on climate policy. I cannot think of many things more frightening».

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