Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’Université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Par un amendement déposé inopinément au Sénat le 16 février dernier, rejeté dans la soirée du 18 février, le gouvernement a proposé d’autoriser les électeurs qui en feraient la demande à voter par machine électronique, lors de la prochaine élection présidentielle, quelques jours avant chaque tour de scrutin, dans l’un des bureaux ouverts à cette fin, parmi une liste arrêtée par les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Une large majorité de sénateurs (321) s’est prononcée contre cet amendement.

Que penser de la procédure suivie pour présenter cet amendement et sur le fond de la réforme envisagée ? 

On peut d’abord être surpris de la méthode choisie. L’Assemblée nationale a adopté, en première lecture, un projet de loi organique relative à l’élection présidentielle. Ce texte comporte des dispositions techniques d’effet limité : actualisation de la liste des élus pouvant « parrainer » une candidature, précision de la date de publication du décret de convocation des électeurs, vote par correspondance des détenus, règles de remplacement des membres des commissions de contrôle des élections consulaires, etc.  Un tel texte est traditionnel pour « rafraîchir » les dispositions du code électoral applicables à l’élection présidentielle au moins un an avant celle-ci, notamment pour rendre applicables les dispositions des lois ordinaires récentes en les mentionnant dans la loi organique.

Or, l’amendement brusquement déposé par le gouvernement au Sénat le 16 février avait une plus grande ambition : ouvrir un droit de vote anticipé par machine à voter, dans une commune de leur choix (parmi une liste dressée par arrêté interministériel), à tous les électeurs désireux d’utiliser cette nouvelle possibilité. La machine serait conservée de manière sécurisée par le maire. Le dépouillement, ou plus exactement la lecture automatique des résultats, aurait lieu le jour du scrutin ordinaire à 19 heures.

Comme l’expose le rapporteur Alain Tourret s’agissant de l’économie du texte : « Pour un tel scrutin [l’élection présidentielle], la prudence s’impose. Nous sommes dans le « viseur » du corps électoral et devons tout faire pour qu’aucune disposition technique ne puisse être considérée comme une atteinte à la sincérité du scrutin – ce que nous avons connu dans un passé pas si lointain. Nous ne devons modifier les règles applicables que pour effectuer les coordinations nécessaires, ce qui ne nous empêche pas, si nous le souhaitons, de mener un travail plus approfondi, par exemple dans le cadre d’une mission parlementaire, sur d’autres sujets. ».

Si inédite soit-elle, et même si chacun voit que le dispositif ne s’arrêterait pas à l’avenir à la seule élection présidentielle, la mesure peut, sur un plan strictement procédural, avoir pour support un amendement à la loi organique en débat.

Il faut cependant souligner que le gouvernement a cumulé ici les hardiesses : l’amendement a été déposé alors que s’appliquait la procédure accélérée, après la première lecture à l’Assemblée nationale et alors que la commission des lois du Sénat avait publié son rapport, ce qui limitait considérablement la portée utile de la navette ultérieure pour un examen approfondi du dispositif. Avec le rejet du Sénat – 321 voix contre et 21 pour –, l’initiative n’entre plus dans le champ des dispositions restant en discussion et sera définitivement rejetée en vertu de la règle dite de l’ « entonnoir ».

Ajoutons que la méthode était critiquable au plan légistique : ni avis du Conseil d’État, ni concertation préalable, ni étude d’impact, ni, en l’état, débat à l’Assemblée nationale n’ont permis d’avoir l’éclairage nécessaire sur une réforme d’une ampleur aussi significative et aussi risquée sur le plan logistique. Le Conseil constitutionnel qui « veille à la régularité » de l’élection, notamment en examinant par avance son organisation, n’a pas davantage été amené à se prononcer.  Le débat sur les modalités de vote est toujours un débat citoyen. Ici il a été esquivé.

Sur le fond, toute modalité de vote doit respecter le secret du vote, l’égalité entre candidats et entre électeurs, la sincérité du scrutin et la clarté des opérations électorales.

Le vote à l’urne remplit parfaitement ces objectifs : neutralité des bureaux, isoloirs, vote personnel, participation des électeurs au dépouillement de leurs suffrages. Au-delà du rite républicain, qui est un symbole essentiel marquant le choix des dirigeants par le peuple, ces modalités assurent que l’électeur contrôle directement le vote : rien ne s’interpose entre son choix et le décompte des voix de l’ensemble des électeurs.

En revanche, toute technique de vote différé (ou de vote électronique) implique une intermédiation : rien de tangible ne garantit plus à l’électeur que c’est bien son vote qui est dépouillé ; il n’en est plus le témoin (voir notre article « Faut-il rétablir le vote par correspondance ? » pour ce même blog).

Le vote différé présente en outre l’inconvénient de dissocier dans le temps l’expression du suffrage et le résultat de l’élection. Les électeurs (dont on sait que beaucoup se décident au dernier moment) ne disposent pas tous des mêmes informations. Même sans vote différé, ce phénomène de dissymétrie d’information peut affecter notamment les élections locales (fréquemment annulées lorsque des arguments nouveaux sont lancés dans le débat sans que l’adversaire ait la possibilité d’y répondre), mais il peut aussi se produire, et à une tout autre échelle, pour une élection nationale. Un vote anticipé l’aggraverait. Il suffit de penser à tel ou tel évènement de fort retentissement politique et médiatique survenant entre le mercredi du scrutin anticipé et le dimanche du scrutin ordinaire.

Enfin il faut insister sur la lourdeur et le coût d’un tel mécanisme. Les machines à voter devront être homologuées, en nombre suffisant et installées ; les bureaux de vote devront être doublés là où a lieu le scrutin anticipé (alors qu’il est au contraire prévu de les réunir pour la tenue des élections départementales et régionales) ; les lieux où se déroulera le scrutin anticipé devront être équipés ; les membres des bureaux de vote affectés à la surveillance du vote électronique devront être désignés et formés ; une procédure d’inscription des électeurs désireux de voter par anticipation devra être organisée ;  des listes d’émargement spécifiques à ce vote devront être arrêtées pour chaque lieu de vote ; les doubles votes devront être évités, ce qui implique que les émargements du vote électronique soient acheminés et traités en vue de la confection des listes d’émargement du vote ordinaire, etc.

La mesure envisagée ne pouvait-elle avoir un effet heureux sur la participation ?

Il est illusoire de lutter contre l’abstention par des moyens purement techniques, car la cause de l’abstention n’est pas d’abord technique. Si l’abstention a connu des records en 2017 pour les élections de députés, ce n’est pas pour des raisons contingentes. La pandémie peut, certes, expliquer que des électeurs ne se soient pas rendus aux urnes le 15 mars 2020, mais ce motif s’était fortement estompé, en France, au mois de juin, sans que la participation ne rebondisse.

Nul ne peut prédire ce que sera la participation à l’élection présidentielle de 2022. Est-il évident que la possibilité de voter hors de sa commune, qui existe déjà avec le vote par procuration, doperait la participation ? Et pourquoi mettre en avant l’objectif de majorer la participation prioritairement pour l’élection qui souffre le moins de l’abstention ?

Bien sûr il y a la pandémie. Mais, d’une part, on ne peut fonder de règles pérennes sur des circonstances qu’il faut espérer conjoncturelles. D’autre part, même en cas de persistance de la pandémie au printemps 2022, pourquoi la crainte de la contagion serait-elle moins forte en se rendant dans un lieu de vote par anticipation ? Au Portugal, lors de l’élection présidentielle du 24 janvier dernier, qui se déroulait en pleine recrudescence de la propagation du Covid 19 et en plein confinement, les électeurs n’ont pas boudé les bureaux de vote ordinaires, alors qu’un vote par anticipation leur était proposé.

La question fondamentale que posent les machines à voter (comme le vote électronique en général et le vote par correspondance) est celle de la confiance du public dans la fiabilité et la sincérité du processus électoral. Or, toute technique nouvelle crée le doute. C’est la raison pour laquelle un moratoire existe sur les machines à voter depuis 1988 et plus encore depuis les remarques du Conseil constitutionnel sur leur utilisation lors de l’élection présidentielle de 2007[1].

À l’exception de quelques villes – seules 64 communes sont concernées – dont le Havre, les expériences n’ont pas été concluantes. Les résultats ont été suspectés. Le nombre de bugs est loin d’être négligeable (s’agissant notamment de l’écart inexpliqué, relevé ici et là, entre nombre de votes et nombre d’émargements).

Que dira-t-on le jour où un système informatique sera piraté ou attaqué ? Ou simplement le jour où une machine sera défectueuse pendant les opérations ? L’absence de toute étude d’impact sur les risques encourus et les moyens de les conjurer ne peut qu’inspirer la circonspection, c’est-à-dire dissuader davantage l’électeur. En cas de réalisation du risque, on imagine les conséquences psychologiques d’une opération de recomptage, s’agissant du principal scrutin du calendrier électoral national.

Pourquoi introduire sans préparation un système aussi aléatoire ? Pourquoi prendre le risque de faire douter davantage l’électeur du processus représentatif dans un domaine aussi sensible ? Une volonté naïve de modernisme ne doit pas altérer des règles qui ont fait leurs preuves tant pour garantir la sincérité du scrutin que pour incarner un moment fort de la République.

C’est à juste titre que le législateur facilite le vote par procuration, comme le souligne le rapporteur au Sénat, Stéphane le Rudulier, il y en a eu plus de trois millions en 2017. Exclusif du vote électronique, du vote par anticipation et du vote par correspondance, le vote par procuration, désormais entré dans les mœurs, présente en effet une plus grande acceptabilité et une plus grande fiabilité que ces trois types de vote. Dispensant le mandant de se déplacer, il paraît plus propre que le vote par anticipation par machine électronique à encourager la participation.

Quels enseignements tirer des exemples étrangers en ce qui concerne les machines à voter et le vote par correspondance ?

La Cour constitutionnelle allemande a interdit l’usage des machines à voter par un arrêt du 3 mars 2009. L’Irlande, les Pays Bas l’ont abandonné[2]. La position de la Cour allemande est la plus tranchée : la démocratie ne peut admettre une « confiance par délégation », c’est-à-dire remise à des techniciens. Le caractère public des élections impose le contrôle direct des électeurs. Sur le dépouillement des suffrages, ils doivent pouvoir s’assurer eux-mêmes que le secret des votes et leur authenticité ont été respectés et que leur volonté est exactement mesurée. L’Estonie (mais avec moins de 600 000 électeurs) fait figure d’exception.

L’exemple des États-Unis milite pour sa part fortement contre le vote par correspondance. Ses défauts, notamment son manque de transparence, sont le seul argument concret auquel ont pu s’accrocher les partisans de Donald Trump pour alléguer une fraude et susciter le soupçon. Tout doute portant sur les opérations se transforme en doute sur les résultats ; tout doute jeté sur ceux-ci se reporte sur la façon dont le mandat est acquis, donc fait peser une suspicion sur la légitimité de l’élu. Ce sont les campagnes électorales qui doivent passionner, non les règles de vote.

 

[1] Cons. Const. N° 2007- 142 PDR du 7 juin 2007 : l’usage de machines à voter « qui rompt le lien symbolique entre le citoyen et l’acte électoral que la pratique manuelle du vote et du dépouillement avait noué, se heurte aussi à une résistance psychologique ».

[2] V. LE CITOYEN, LA MACHINE À VOTER ET LE JUGE, Joël Mekhantar Le Seuil | « Le Genre humain » 2011/2 N° 51 | pages 125 à 146.