Par Jacques Buhart – Avocat associé McDermott Will & Emery AARPI et Rémi Dalmau – Professeur à l’Université de Lorraine
L’AMF peut saisir les documents des personnes de passage dans les lieux soumis à la visite sans que cela ne soit contraire à la CEDH. Seul le lien avec l’enquête compte. Cette solution devrait être étendue à toutes les visites domiciliaires réalisées par l’administration ou les autorités administratives qui présentent les mêmes garanties procédurales.

Quels sont les faits qui ont conduit à la saisie de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation ?

Dans l’affaire soumise à l’assemblée plénière de la Cour de cassation, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a ouvert une enquête portant sur l’information financière et le marché des titres de la société Marie Brizard Wine & Spirits (MBWS) en raison de suspicions d’infractions aux règles des marchés financiers commises par l’une des sociétés actionnaires.

En effet, la société de droit marocain Diana Holding avait des représentants siégeant au Conseil d’administration de MBWS. En droit boursier, Diana Holiding constituait une personne morale liée, qualification lui imposant de déclarer ses opérations sur les titres de MBWS. L’AMF a ouvert une enquête après avoir remarqué que, directement ou par le biais d’un mandataire commun avec une autre société avec laquelle Diana Holiding réalisait un concert, en 2015 Diana Holding avait procédé à des acquisitions de titres de MBWS. Or, ces opérations n’avaient d’une part, pas été déclarées par Diana Holding et, d’autre part, réalisées en dépit de l’interdiction d’intervenir sur les titres qui s’impose aux administrateurs pendant des périodes qui suivent la réception d’informations et avant l’annonce faite au marché (art. 662-1 et 662-2 du règlement de l’AMF).

Le secrétaire général de l’AMF a ainsi saisi le juge des libertés et de la détention (JLD) afin de procéder à la réalisation d’opérations de visites domiciliaires et de saisie de documents. Sur le fondement de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier, le JLD a accueilli favorablement la requête. Cette opération se réalisa au cours d’une réunion du Conseil d’administration de la société MBWS en avril 2017. Au cours des opérations de visite, la dirigeante de la société de droit marocain présente sur place dû remettre aux enquêteurs de l’AMF son téléphone portable. Des données en ont été extraites. La dirigeante a contesté la saisie en demandant l’annulation de l’ordonnance autorisant les visites et la restitution de tous les documents saisis ainsi que les opérations de saisie elles-mêmes. Ses demandes ont été rejetées par une ordonnance du Premier président de la Cour d’appel de Paris.

Sur pourvoi, le 14 octobre 2020 la Chambre commerciale (n° 18-17.174) a cassé et annulé la décision du Premier président en retenant au visa la protection de la vie privée garantie par la CEDH offrant une victoire à la dirigeante. Mais la juridiction de renvoi a adopté la même position que le Premier président et a confirmé l’ordonnance du JLD. Ainsi en raison d’un second pourvoi sur la même affaire, portant sur la même question, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a été saisie par la chambre commerciale.

Sur quelle question l’Assemblée plénière de la Cour de cassation était-elle amenée à se prononcer ?

Toute la question portait sur la possibilité d’exclure des saisies les documents des personnes de passage  (v. les conclusions de l’Avocat général Lacaroz, spé. p. 15 ; rapport Mme Tostain, p. 5). En 2020, la chambre commerciale avait retenu que sont seuls saisissables « les documents et supports d’information qui appartiennent ou sont à la disposition de l’occupant des lieux, soit la personne qui occupe, à quelque titre que ce soit, les locaux dans lesquels la visite est autorisée, à l’exclusion des personnes de passage au moment de la visite domiciliaire, ce passage fût-il attendu » (pt. 6 nous soulignons). Or, cette notion ne figure pas dans le texte de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier. L’exclusion des personnes de passage partait du principe que l’article L. 621-12 mentionne à plusieurs reprises « l’occupant des lieux » pour lui accorder des droits dans le cadre des visites, dont ceux qui permettent de protéger le respect de la vie privée : prise de connaissance des pièces avant la saisie, signature du PV, inventaire et restitution des pièces qui ne sont plus utiles à la manifestation de la vérité. Pour la chambre commerciale, il existerait alors une atteinte à la vie privée (correspondances) lorsque la personne n’est pas l’occupante habituelle dans les locaux. C’est cette interprétation créatrice de la Chambre commerciale qui est abandonnée par l’Assemblée plénière.

L’attendu de principe (pt. 6) ne fait aucunement référence à la notion de personne de passage, ce qui indique que cette notion – qui n’avait pas été définie par l’arrêt de 2020– est purement et simplement abandonnée. L’explication peut résulter d’une part, de l’absence de mention de cette notion dans les textes, mais aussi dans la jurisprudence de la Chambre commerciale lorsqu’elle connaît du contentieux des visites de l’administration fiscale, pourtant très proche. Dans ce cas, la correspondance et les documents saisis peuvent appartenir à des personnes tierces dès lors que ces pièces se trouvent dans les locaux et ont un lien avec l’infraction fiscale suspectée leur conférant une utilité à l’enquête. La chambre commerciale jugeait, en effet, que « la recherche de la preuve des agissements présumés dans les lieux désignés, (…) implique la possibilité d’examiner en ce lieu tous les documents et supports d’information susceptibles d’y être consultés et exploités, (…) l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales (…) permet la saisie de tous documents dématérialisés accessibles depuis les locaux visités » (Cass. Com. 26 fév. 2013, n° 12-14.772 ; v. ég. Cass. com., 4 nov. 2014, n° 13-20.322 et Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-27.851 qui indiquent que la saisie ne se limite pas aux documents appartenant aux personnes visées par les présomptions de fraude).  La Chambre criminelle, dans le cadre des enquêtes de concurrence, semblait pour sa part privilégier l’utilité des documents saisis pour l’enquête, sans distinguer selon les personnes concernées (Cass. crim., 14 décembre 2011, n° 10-85.293). Ce sont ces critères qui sont repris par l’assemblée plénière. Le premier est juridique : ne sont saisissables que les documents et supports d’information en lien avec l’objet de l’enquête et présents dans les lieux désignés par le juge ou accessibles depuis ceux-ci (pt. 6). Dès lors en retenant seulement deux critères, l’Assemblée plénière aligne les règles de visite de l’AMF avec celles réalisées par les autres autorités administratives.  On peut encore relever que la solution choisie par l’Assemblée plénière conduit à éviter tout débat sur la notion de « personne de passage » qui avait été créée par la chambre commerciale. Elle permet aussi d’éviter des discussions sur à qui appartiennent les documents et les appareils saisis, ainsi que sur les raisons de leur présence dans les locaux. Il semblerait donc que la formation solennelle de la Cour de cassation ait voulu couper court à ces débats surtout pour des infractions qui sont généralement des infractions de dissimulation.

Cette solution est-elle compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme ?

Selon l’Assemblée plénière, les saisies en cause sont une ingérence poursuivant un but légitime de régulation et de transparence des marchés financiers qui ne porte pas atteinte de manière excessive à la protection de la vie privée et des correspondances. Pour justifier cette solution, les magistrats prennent soin de rappeler toutes les garanties qui entourent les visites domiciliaires (autorisation judiciaire, réalisation sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, suivi de la procédure par les personnes intéressées, limitation aux locaux désignés par le juge, droit de recours et de restitution des pièces qui ne sont pas utiles à la manifestation de la vérité). Cette justification repose d’ailleurs sur des évolutions qu’a connu le droit français à la suite d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont imposé d’accroître les garanties des justiciables dans le cadre des visites de l’administration et des autorités.

Quelle est la portée de cette décision ?

Au-delà de l’autorité de principe qui résulte de toute décision rendue par la formation la plus solennelle de la Cour de cassation, cette décision a une portée bien plus grande que les seules enquêtes de l’AMF. La proximité du texte de l’article L. 621-12 du Code monétaire et financier avec les articles L. 16 B du Livre des procédures fiscales et L. 450-4 du code de commerce, invite à étendre la solution retenue par l’assemblée plénière à ces textes dont le contentieux est réparti entre la chambre commerciale (fiscal et AMF) et la chambre criminelle (concurrence). La solution pourrait aussi s’appliquer aux enquêtes en matière de dopage (232-18-7) ou de consommation et répression des fraudes (L. 512-51). Tous ces articles fonctionnent, en effet, de manière similaire et sont concernés par les mêmes garanties en matière procédurale et de droits de l’homme. C’est ainsi à l’aune des pouvoirs d’enquête de l’administration et des autorités administratives indépendantes que doit être lue la décision. Manifestement, la Cour de cassation n’a pas voulu restreindre leurs pouvoirs en retenant la notion de personne de passage qui aurait pu se répandre dans les autres contentieux des enquêtes. Bien au contraire, l’arrêt met l’accent sur le fait qu’en raison des garanties procédurales du texte du Code monétaire et financier, seul le lien avec l’enquête et la présence sur les lieux désignés par le juge des libertés compte pour déterminer quels sont les documents saisis sur place qui doivent être restitués. La solution est donc parfaitement transposable et la Chambre criminelle vient d’ailleurs de le faire en matière de concurrence en visant explicitement la décision de l’Assemblée plénière (Cass. Crim, 21 fév. 2023, 21-85.572). A l’heure où les téléphones portables sont devenus de véritables ordinateurs contenant toutes sortes d’informations personnelles et professionnelles, peut-être vaut-il mieux s’en passer quelques heures lorsque l’on visite une entreprise.

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