Par Jean-Emmanuel Ray – Professeur émérite à Paris I – Sorbonne

La vidéosurveillance a envahi nos appartements, nos rues et nos villes. Elle s’est également banalisée dans les entreprises pour assurer la protection des personnes et des biens, et surveiller les collaborateurs indélicats. Mais le droit du travail et le RGPD l’ont étroitement encadrée. La nouveauté ?  L’irruption en droit du travail du très, très surplombant droit à la preuve remet en cause tout l’édifice construit depuis l’arrêt Néocel du 20 novembre 1991. Le 7 juillet dernier, les salariés d’un établissement industriel découvrent une caméra dissimulée dans le plafond d’une salle de pause. La direction répond qu’il s’agissait d’éviter les actes de vandalisme et les vols répétés visant le distributeur de boissons. Émoi des syndicats et du comité social et économique indiquant qu’ils allaient saisir l’inspection du travail et la CNIL. La direction présente ses excuses…

Où en est-on en matière de respect de la vie privée des salariés sur les lieux de travail ?

« Du salarié-citoyen au citoyen-salarié » : le sous-titre de l’ouvrage de Laurence Pécaut-Rivolier, Yves Struillou et Philippe Waquet (« Pouvoirs du chef d’entreprise et libertés du salarié », Economica, juin 2022) résume bien l’apport fondamental de la loi du 4 août 1982. Si le critère du contrat de travail est la subordination juridique, le salarié reste un citoyen quand il travaille. Mais l’entreprise n’étant pas une place publique mais un lieu privé, et le salarié étant soumis aux pouvoirs de l’employeur sur temps et lieu de travail, il faut concilier les deux, en application de l’article L.1121-1 du code du travail : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Une redoutable casuistique, sous l’œil méfiant de la CEDH. Dès avant les « caméras augmentées » analysant les caractéristiques ou les comportements particuliers des personnes filmées, la vidéosurveillance des collaborateurs en est aujourd’hui l’exemple le plus contentieux, avec la géolocalisation.

Pourquoi la pose d’une caméra cachée est-elle illicite ?

Car existent en matière de surveillance des salariés trois obligations en amont pour l’entreprise.

La première : la transparence collective (L. 2323-47). « Le Comité social et économique est informé et consulté, préalablement à la décision de mise en œuvre dans l’entreprise, sur les moyens ou les techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés ». Il ne s’agit pas d’obtenir l’accord du CSE, mais qu’il rende un avis ; le but étant de provoquer un débat sur la pertinence des contrôles envisagés.

Le deuxième : la transparence individuelle (L. 1222-4). « Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été préalablement porté à sa connaissance ».

Enfin, la troisième : le respect du RGPD pour ces données par nature personnelles puisqu’il s’agit d’identification et d’imputabilité : « Elles doivent être traitées de manière licite, loyale et transparente au regard de la personne concernée, collectées ; pour des finalités déterminées, explicites et légitimes ; adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ».

Avant l’important arrêt Petit Bateau du 30 septembre 2020, le défaut d’une seule des trois conditions rendait la preuve irrecevable. Solution se révélant extrêmement raide côté TPE/PME, et assurant parfois l’impunité du lourdement fautif. Du moins devant le juge prud’homal : car « aucune disposition légale ne permet aux juges répressifs d’écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale ; qu’il leur appartient seulement, en application de l’article 427 du Code de procédure pénale, d’en apprécier la valeur probante » (Cass. crim., 6 avril 1994, n°93-82.717, Bull. crim., n°136). L’irruption du droit à la preuve côté employeur, même à titre de session de rattrapage car demeure le principe (l’illicéité), constitue une révolution en droit du travail français.

Pourquoi cette évolution ?

En raison du revirement de la CEDH du 17 octobre 2019. S’agissant de caissières d’un supermarché ayant monté un véritable système de vols organisé, la Grande Chambre, se révélant pour une fois nettement moins permissive, est revenue avec son arrêt López Ribalda sur celui du 9 janvier 2018. Acceptant que soit admise par le juge la preuve obtenue grâce à des caméras cachées…à côté d’autres caméras déclarées : « Si la Cour ne saurait accepter que le moindre soupçon de détournements ou d’autres irrégularités commis par des employés puisse justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur, l’existence de soupçons raisonnables que des irrégularités graves avaient été commises et l’ampleur des manques constatés en l’espèce peuvent apparaître comme des justifications sérieuses ».

La Cour de cassation a suivi avec l’arrêt Petit Bateau du 30 septembre 2020. « Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit (« nécessaire » indique la Chambre commerciale, 28 juin 2023, n° 22-11.752), et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. »  On imagine que ce revirement intéresse directement la direction de notre établissement industriel français, mais il devra l’invoquer expressément. Puis se plier au net recadrage des trois arrêts du 8 et 23 mars 2023. « En présence d’une preuve illicite, le juge doit :

  1. S’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci.
  2. Apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi ».
  3. Rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. »

Ce recours restant exceptionnel n’est autorisé que lorsque l’entreprise ne dispose d’aucun autre moyen pour prouver la faute. Or, dans l’arrêt du 8 mars 2023 portant sur une vidéosurveillance non déclarée, l’employeur avait indiqué disposer par ailleurs d’un audit démontrant la même faute du salarié ! On aura compris que ce principe de proportionnalité à la discrétion du juge rend la situation souvent insécure sur le plan probatoire.

Cette permissivité nouvelle pourrait-elle demain s’appliquer aux preuves déloyales ?

La loyauté probatoire est issue du célèbre arrêt « La Pomme » du 20 novembre 1991 : une caméra cachée avait filmé une caissière mettant discrètement un billet de 50 francs dans son sac, avec ce commentaire oral : « ça, c’est pour ma pomme ! ». Au nom de la « loyauté qui doit présider aux rapports de travail », la Chambre sociale s’était alignée sur l’Assemblée plénière. Et dans l’arrêt Petit Bateau, la Chambre sociale avait continué à opposer licéité et loyauté : « En vertu du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, l’employeur ne peut avoir recours à un stratagème ».

Mais cette roide loyauté probatoire n’ayant pas été affirmée par la CEDH, la Chambre Sociale a renvoyé le 1er février 2023 à l’Assemblée plénière la question de la production en justice d’enregistrements déloyalement obtenus, et que la cour d’appel avait donc écartés. Le suspense sera en principe levé en novembre 2023.

 

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