Par Anne Jacquemet-Gauché, Professeur de droit public, et Caroline Lantero, Maître de conférences HDR, CMH (EA 4232) – Université Clermont Auvergne

La stratégie vaccinale est depuis quelques semaines l’objet de toutes les attentions et met aux prises, après les pro et anti-masques, les pro et anti-vaccins, sans compter les indécis. La crise sanitaire conduit une fois de plus à une confrontation entre des points de vue antagonistes ainsi qu’à une attente démesurée vis-à-vis de la puissance publique. Théoriquement, la responsabilité pourrait être recherchée aussi bien en cas de vaccination que de non-vaccination. L’argument souvent brandi de la paralysie de l’action publique du fait de la juridicisation de la société doit toutefois être écarté : les cas d’engagement de la responsabilité resteront quoiqu’il arrive très limités, à supposer même qu’ils surviennent.

Une action en responsabilité du fait de la vaccination ?

Le vaccin est un produit de santé. Le droit européen comme le droit français ont encadré depuis longtemps les questions de responsabilité liées à un produit de santé défectueux. Un produit est considéré comme tel lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, c’est-à-dire qu’il fait courir un risque dont la gravité et la fréquence excèdent les bénéfices attendus (défectuosité dite intrinsèque). Une mauvaise information sur les risques présentés par un produit de santé participe d’ailleurs de sa défectuosité (alors dite extrinsèque). Il faut ensuite un préjudice, ce qui ne sera pas le cas d’une réaction passagère désagréable ou d’une démangeaison au point d’injection. Il faut enfin un lien de causalité entre le préjudice et le vaccin.

La vaccination contre le virus de l’hépatite B fournit un précédent. Ce vaccin, légalement obligatoire pour tous les professionnels et étudiants exerçant dans un établissement de santé depuis une loi de 1991, aurait causé l’apparition ou l’aggravation de pathologies démyélinisantes (typiquement, la sclérose en plaques). Le lien de causalité scientifique n’a jamais véritablement été établi, mais le Conseil d’État a contourné la difficulté : il a posé une présomption de causalité juridique en 2007 (CE, 9 mars 2007, Schwartz, n° 267635), tout en l’entourant de conditions très strictes : une pathologie clairement identifiée, un bref délai entre la vaccination et l’apparition de la sclérose en plaques, une bonne santé antérieure ainsi qu’une absence d’antécédents. La Cour de cassation a rejoint le Conseil d’État l’année suivante et accepté de faire appel aux présomptions, pourvu qu’elles soient « graves, précises et concordantes » (Cass. Civ. 1ère, 22 mai 2008, n° 06-10967 et 05-20317). La Cour de justice de l’Union européenne a validé cette démarche présomptive en insistant sur la plus grande prudence dont devaient faire preuve les juges nationaux dans la reconnaissance d’un lien de causalité en l’absence de certitude scientifique sur ce lien (CJUE, 21 juin 2017, N.W., LW., CW c. Sanofi Pasteur MSD SNC, CPAM des Hauts-de-Seine, Carpimko, n° C‑621/15).

Quel(s) responsable(s) ?

Le droit de l’Union européenne a adopté, dans une directive de 1985 transposée en droit français en 1998, le principe de la primo-responsabilité du producteur, même sans faute de sa part. Dès lors, la responsabilité des laboratoires doit prioritairement être recherchée. L’existence d’accords entre l’Union européenne et les laboratoires pour que la première garantisse les seconds dans d’éventuels recours en responsabilité dans le cadre de la vaccination contre le Covid-19 n’enlèverait rien à leur responsabilité. De tels accords, aussi secrets fussent-ils, ne sauraient être contraires aux dispositions d’une directive.

La responsabilité de l’État peut aussi être engagée à côté de celle des laboratoires. Le régime diffère selon que la vaccination est obligatoire ou non, étant précisé que, à l’heure actuelle, le projet de loi du Gouvernement instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires ne contient aucune obligation de vaccination.

Dans le droit commun, lorsque la vaccination est purement facultative, la responsabilité de l’État ne peut être recherchée qu’en cas de faute de celui-ci, y compris (et indépendamment de la possibilité d’attaquer le laboratoire) pour avoir mis dans le circuit de vaccination un produit toxique. Naturellement, le professionnel ou l’établissement de santé pourrait également voir sa responsabilité engagée en cas d’acte fautif (vaccin mal injecté, non-respect des conditions d’hygiène et d’asepsie, violation du consentement), à condition toujours qu’il ait causé un préjudice. Dans un souci de facilitation de l’indemnisation des victimes et si la vaccination était assurée par l’hôpital public, la jurisprudence prévoit également la possibilité d’engager la responsabilité de l’établissement en qualité de prestataire, sans faute de sa part, et même si celle du laboratoire doit être recherchée en premier (CE, 9 juillet 2003, AP-HP c. Marzouk, n° 220437).

Dans l’hypothèse où la vaccination est rendue obligatoire par la loi, l’indemnisation des dommages est prévue par le droit français depuis 1964. Désormais, il ne s’agit même plus d’un cas de responsabilité (lié au risque vaccinal), mais d’une indemnisation sur le fondement de la solidarité nationale, sans qu’aucune faute n’ait à être démontrée par la victime. Depuis 2002, l’Office national des victimes d’accidents médicaux (ONIAM) est compétent pour indemniser les victimes du préjudice lié à la vaccination à l’issue d’une procédure amiable, sans procès (article L. 3111-9 du Code de la santé publique). Sans préjudice de ces règles de droit commun, la vaccination étant au nombre des actes de prévention susceptibles d’être pris dans le cadre d’une menace sanitaire,  l’ONIAM est compétent pour indemniser les accidents médicaux qui en résulteraient  (art. L. 3131-4 du Code de la santé publique).

Une action en responsabilité du fait de l’absence de mise à disposition du vaccin ?

Alors que le nombre de personnes vaccinées a mis du temps à augmenter et que le Gouvernement essuie des critiques quant à cette lenteur, la responsabilité administrative pourrait aussi être recherchée du fait d’une carence fautive. Il s’agirait de démontrer devant le juge administratif la faute de l’État du fait de son incurie ou de sa lenteur à mettre un vaccin à disposition de l’ensemble de la population ou, dans un premier temps, des publics prioritaires (soignants, personnel des EHPAD). Il paraît peu probable qu’une telle requête puisse aboutir dans les premières semaines de mise en œuvre de la stratégie vaccinale, car le juge risque fort de ne pas juger fautif le fait que chaque individu ne dispose pas immédiatement d’un accès au vaccin. Il retient en effet dans son appréciation de la situation les moyens dont dispose l’administration. Au vu de l’ampleur considérable de la tâche (disposer des vaccins, assurer leur conservation, puis leur approvisionnement sur l’intégralité du territoire, organiser les lieux de vaccination tout en tenant compte des contraintes sanitaires), il devrait ne pas sanctionner immédiatement des débuts quelque peu laborieux. La carence fautive pourrait en revanche être retenue si la situation devait se prolonger plusieurs mois et si le nombre de personnes vaccinées demeurait dérisoire, notamment au regard d’autres États (encore qu’il n’est pas certain que le juge soit sensible à la comparaison).

Quand bien même la faute serait avérée, encore faut-il que les autres conditions de la responsabilité soient réunies. Le préjudice pourrait découler de la contamination et des frais médicaux supplémentaires ou de la perte de revenus ainsi engendrés. Il pourrait aussi résulter des limitations subies par l’individu qui souhaiterait se déplacer à l’étranger et serait entravé par le fait que d’autres États imposent la présentation d’un passeport vaccinal à l’entrée sur leur territoire. Quant au lien de causalité, s’il paraît établi dans le second exemple, il y a fort à parier que le juge refuse la plupart du temps de le reconnaître : comment prouver (aussi bien scientifiquement que juridiquement) que la contamination par le virus est directement liée à une absence de vaccination et non, par exemple, à un manque de protection de la part de la victime ? Dès lors, cette hypothèse d’engagement de la responsabilité ne devrait guère prospérer.