Par Loïc Grard – Professeur de Droit public à l’Université de Bordeaux
Après le flygskam en 2018 (honte à ceux qui prennent l’avion) qui appelle au boycott de l’aviation commerciale, le flighttracking en 2022, qui recense les trajets relevant de l’aviation d’affaire, illustre combien la stigmatisation de la pollution en raison du transport aérien ne cesse de prendre de l’ampleur notamment sur les réseaux sociaux. Le PDG de SNCF InterCité tacle via Twitter le déplacement en avion Paris-Nantes des joueurs du PSG le 4 septembre. La polémique enfle. Elle s’invite finalement dans les débats de la rentrée politique 2022 : le 12 septembre une proposition de loi est déposée à l’Assemblée nationale pour interdire l’usage des jets privés sur le territoire français. Le ministre délégué chargé des transports, Clément Beaune, propose, lui, de « réguler » les vols en avion privé pour expliquer le 25 août sur France 2, « le sujet, [c’est] d’ouvrir ce débat au niveau européen de manière responsable et en évitant justement des mesures ou des idées démago du type interdiction ». Au bout de cet itinéraire, la question de la règlementation juridique se pose.
Aujourd’hui, comment le droit aérien appréhende-t-il l’aviation d’affaires ?
Le droit aérien distingue traditionnellement l’aviation commerciale qui implique une prestation de transport (paiement d’un billet par un passager) de l’aviation non-commerciale (propriétaire à bord et/ou usage pour une sphère privée).
Au regard de cette summa divisio, positionner l’aviation d’affaires n’est pas aisé, car cette dernière est, en termes de trafic généré, moitié commerciale, moitié non commerciale. L’aviation d’affaires commerciale (et notamment à bord d’un avion privatisé) vise les cas où une prestation ad hoc de déplacement est demandée à l’opérateur d’aviation d’affaires (pour raison d’affaire ou loisir, opérations d’évacuation sanitaire, aviation médicale pour rapatrier un assuré). Bien qu’étant un marché spécifique, ces prestations d’aviation d’affaires (potentiellement effectuées à bord d’un avion privatisé) demeurent des missions marchandes soumises conséquemment au droit commun de l’aviation commerciale.
L’aviation d’affaires non-commerciale vise le cas où le propriétaire est à bord s’il s’agit d’une personne physique et la satisfaction de son besoin relève de sa sphère privée (affaires ou loisirs, peu importe). La terminologie « jet privé » s’applique ici mais pas que puisque le propriétaire peut aussi être une société en possession de ses propres avions (Michelin, GSK, BMW ou encore Lego) qui déplace les dirigeants, les employés entre différents sites.
Indépendamment de cette taxonomie, l’aviation civile (par opposition à l’aviation militaire) dans son ensemble représente 2% des émissions de gaz à effet de serre de l’humanité. L’aviation d’affaires prise à cette même échelle génère 2% des émissions de l’aviation civile. L’addition des deux chiffres fait ressortir que l’aviation d’affaires ne serait à l’origine que de 0,04% des émissions de gaz à effet de serre mondial (voir ici). C’est epsilon. Pourquoi donc autant de bruit ? Est-ce un enjeu pour l’environnement ? Est-ce une priorité ? La question se pose.
Quels outils juridiques pourraient être mobilisés pour réguler l’aviation d’affaires ?
Au-delà de ces interrogations sur l’ampleur de l’impact climatique des vols d’affaires (et donc des avions privatisés), les scénarios juridiques de la réduction des émissions de CO2 en provenance de l’aviation d’affaires, à ce jour, se positionnent sur le marché des droits à polluer, sur le terrain de l’incitation fiscale et de manière plus incertaine sur la réduction non concertée de l’activité. Sur le premier point et c’est un acquis, l’aviation d’affaires commerciale se conforme aux règles du marché européen du carbone au titre de la directive 2008/101. Mais les incidences sont faibles. La plupart des quotas d’émissions de CO2 sont alloués gratuitement aux opérateurs d’aviation d’affaires commerciale, même si la proposition de la Commission publiée le 14 juillet 2021 programme la fin échelonnée de cette pratique. Quant au transport pour compte propre (aviation d’affaires non commerciale), la règlementation actuelle et le système de quotas d’émission ne les concernent pas. D’autres réponses au problème sont donc attendues.
A l’échelle de la France, le droit fiscal pourrait-il servir de levier pour réguler voire réduire l’aviation d’affaires ?
Aujourd’hui, au niveau de l’Union européenne, l’offre d’aviation d’affaires échappe en tout ou partie à la taxation, là où les billets d’avion intraétatiques restent assujettis à une TVA réduite. De même, quant au kérosène sur les vols internationaux : point de fiscalité. Pour autant, les Etats restent libres d’instaurer une fiscalité de ce type pour les vols nationaux, y compris d’affaires.
Cet ordre des choses est hérité de la directive 2003/96/CE du 27 octobre 2003 sur la Taxation de l’Energie (DTE), aujourd’hui sur le chemin de la refonte avec la proposition de directive du Conseil restructurant le cadre de l’Union de taxation des produits énergétiques et de l’électricité. Cette proposition prévoit de mettre en place, à l’issue d’une période transitoire de dix ans, des niveaux minimaux de taxation des carburants utilisés pour les vols intra-UE. A l’inverse, cette proposition prévoit que les carburants alternatifs durables et l’électricité soient soumis à un taux minimal de zéro pendant dix ans.
Surtout, aux termes de cette proposition, ces niveaux de taxation ne seraient pas applicables aux vols d’affaires et d’agrément au sein de l’Union européenne. Pour ces derniers, les produits énergétiques et l’électricité utilisés devraient être soumis aux niveaux normaux de taxation applicables aux carburants et à l’électricité dans les États membres. Autrement dit, il appartiendra à chaque Etat de décider d’aligner ou non l’aviation d’affaires ou d’agrément sur la législation aérienne générale. Le verdissement fiscal de l’aviation d’affaires commerciale comme non commerciale, en l’état actuel du processus législatif, est laissé à la discrétion des Etats. Ce d’autant plus, qu’en la matière, l’Union ne peut mobiliser qu’une procédure législative spéciale requérant l’unanimité (article 113 TFUE), ce qui constitue un obstacle non négligeable à sa capacité à préempter la question.
A l’échelle de l’Union européenne, serait-il possible aujourd’hui de réduire ou réguler l’aviation d’affaires ?
L’aviation d’affaires dans sa dimension commerciale est régie par le règlement 1008/2008 du PE et du Conseil du 24 septembre 2008. Les entreprises qui se définissent comme telles doivent être titulaires d’un certificat et d’une licence de transporteur aérien. L’entrée dans la profession est donc subordonnée à un certain nombre d’exigences en termes d’aptitude à faire du transport sans exposer les passagers au moindre risque y compris économique. Le marché est libre tout en étant sécurisé.
Ceci étant dit, l’article 20 du règlement donne une marge de manœuvre aux Etats membres pour réguler l’aviation d’affaires. Cet article admet que « lorsqu’il existe des problèmes graves en matière d’environnement, un État membre [peut] limiter ou refuser l’exercice des droits de trafic, notamment lorsque d’autres modes de transport fournissent un service satisfaisant ». Le règlement rappelle que « ces mesures sont non discriminatoires », qu’elles « ne provoquent pas de distorsion de la concurrence entre les transporteurs aériens » et qu’elles « ne sont pas plus restrictives que nécessaires » ; notamment car elles ont une durée de validité limitée, ne dépassant pas trois ans, à l’issue de laquelle elles sont réexaminées. Il s’agit d’une clause de sauvegarde admettant, sous réserve d’une stricte proportionnalité, que la liberté d’entreprendre soit bridée au nom de la protection de l’environnement.
La France a-t-elle déjà profité de la marge de manœuvre laissée par l’UE en matière de régulation du trafic aérien ?
C’est sur la base de la clause de sauvegarde précitée que l’article 145 de la loi « climat et résilience » du 22 août 2021 interdit les vols réguliers intérieurs en cas d’alternative en train d’une durée de moins de 2h30. Mais la disposition est-elle conforme à l’article 20 qui a pour raison d’être de permettre aux Etats de faire face à des problèmes graves d’environnement présentant un caractère local et temporaire, ce qui n’est pas le cas des émissions de gaz à effets de serre ? Ça n’est pas certain.
C’est pour cette raison que le décret en Conseil d’État devant préciser les conditions d’application de la mesure est en stand by. Il est suspendu au verdict qui tombera à l’issue de la procédure engagée devant la Commission européenne visant à déterminer si la mesure prévue par la loi française en matière de transport aérien public de passagers n’est pas excessive au regard du principe suivant lequel l’espace aérien européen doit rester un marché où la concurrence est ouverte libre, non faussée et jamais entravée de manière inutile.
Si la Commission devait valider l’initiative française, la porte serait ouverte à ce qu’elle soit élargie à l’aviation d’affaires commerciale. De même, en considération du fait que le règlement 1008/2008 est actuellement inscrit dans un processus de révision, rien n’interdit d’imaginer qu’il évolue dans le sens d’une interdiction européenne des vols commerciaux courts quels qu’ils soient (affaires ou non). A l’heure du Green Deal, cette éventualité n’a rien d’une fiction.
Reste le problème de l’aviation privée non commerciale (avion privé dont le propriétaire est le passager). La compétence, en raison de sa nature « non-marchande », échappe à l’Union. A chaque Etat ici de légiférer et de porter politiquement la mesure sans se réfugier derrière le « c’est pas moi c’est l’Union européenne », comme souvent quand une réforme, dans certains milieux apparaît impopulaire… et dans le respect de l’article 1 du protocole n° 1 à la CEDH qui admet que les Etats mettent en vigueur des lois qu’ils jugent nécessaires pour règlementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général « par des moyens présentant un rapport raisonnable de proportionnalité avec le but visé » (CEDH aff. Beyelerc/ Italie).