Par Yves MAYAUD – Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas

Le Gouvernement vient d’annoncer la création d’un délit d’ « homicide routier », ce qu’il présente comme une juste réponse aux atteintes mortelles, voire seulement corporelles, liées aux accidents de la route. Cette initiative n’est pas sans soulever quelques interrogations, pour s’inscrire dans une législation déjà bien représentative d’une répression suffisamment ajustée.

Le droit pénal est-il démuni de toute qualification adaptée ?

La réponse est négative. La loi no 2003-495 du 12 juin 2003 renforçant la lutte contre la violence routière est à l’origine d’une répression particulière lorsque l’homicide involontaire ou les violences involontaires ont été « commis par le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur », contenue aux articles 221-6-1, 222-19-1 et 222-20-1 du code pénal. Tout en empruntant leur progression au régime de droit commun, les peines reposent sur un système plus rigoureux. Elles sont toujours correctionnelles, du moins à partir du moment où a été franchi le seuil d’une incapacité.

Il est ensuite des circonstances aggravantes bien spécifiques, sanctionnant la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, avec les illustrations qualifiées suivantes :

– Le conducteur se trouvait en état d’ivresse manifeste ou était sous l’empire d’un état alcoolique caractérisé par une concentration d’alcool dans le sang ou dans l’air expiré égale ou supérieure aux taux fixés par les dispositions législatives ou réglementaires du code de la route, ou a refusé de se soumettre aux vérifications prévues par ce code et destinées à établir l’existence d’un état alcoolique ;

– Il résulte d’une analyse sanguine ou salivaire que le conducteur avait fait usage de substances ou de plantes classées comme stupéfiants, ou a refusé de se soumettre aux vérifications prévues par le code de la route destinées à établir s’il conduisait en ayant fait usage de stupéfiants ;

– Le conducteur n’était pas titulaire du permis de conduire exigé par la loi ou le règlement ou son permis avait été annulé, invalidé, suspendu ou retenu ;

– Le conducteur a commis un dépassement de la vitesse maximale autorisée égal ou supérieur à 50 km/h ;

– Le conducteur, sachant qu’il vient de causer ou d’occasionner un accident, ne s’est pas arrêté et a tenté ainsi d’échapper à la responsabilité pénale ou civile qu’il peut encourir.

On le voit, le droit pénal n’est pas indifférent aux inconduites routières, spécialement lorsque les personnes en subissent physiquement les conséquences.

Compte tenu de l’existant, pourquoi recourir à la qualification routière ?

Le recours à un « homicide routier » – ou aux violences routières – est une opération de pure politique, recherchée pour sa portée symbolique, sans aucune modification substantielle. A s’en tenir à la présentation qui en est faite, et sans pouvoir anticiper sur ce que les Assemblées parlementaires pourraient retenir de solutions différentes, les composantes de l’infraction resteraient inchangées, tout comme les peines ne devraient pas être modifiées. L’entreprise est donc neutre, du moins sur le terrain de l’incrimination, même si l’existant est proposé à une qualification nouvelle.

Ce n’est pas la première fois que le droit pénal joue ainsi sur la différence entre « incrimination » et « qualification », l’incrimination servant d’outil technique à la répression, là où la qualification est davantage exploitée à des fins de présentation. C’est le cas de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, mais dépourvue de toute portée normative, avec pour conséquence de ne pouvoir servir de support à des poursuites pénales ou à des actions en responsabilité civile.  Ce fut encore le cas de l’ « inceste », notion introduite dans le code pénal par la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant : il ne s’agissait alors que d’une qualification gratuite, adossée aux agressions sexuelles pour en faire ressortir la spécificité, mais dépourvue de tout effet répressif ; désormais, depuis la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, la « qualification » a gagné en « incrimination », pour être le relais d’infractions autonomes.

Une qualification n’ajoutant rien à l’existant, mais convoitée pour sa valeur de symbole, telle est la raison d’être de l’ « homicide routier » !

Que peut-on dire de la nouvelle qualification ?

Par sa neutralité, la qualification d’ « homicide routier » est un habillage, qui consiste à changer la dénomination d’une infraction promise à être maintenue dans sa teneur actuelle. En ce sens, le projet est critiquable. Le droit ne gagne jamais à de telles surcharges, qui contribuent à le rendre moins lisible, et il faut d’autant plus le relever que la répression est en cause, avec ce qu’elle implique de clarté et de précision, au nom des droits et libertés qu’elle atteint par ses sanctions. C’est dire qu’il est essentiel d’éviter ce qui participe d’équivoques trop prononcées, et on ne saurait nier que parler en termes « d’homicide routier » là où il est question « d’homicide involontaire » par le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur ne peut que perturber la perception immédiate de l’infraction.

Les atteintes à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique de la personne sont de deux sortes, selon qu’elles sont volontaires ou involontaires. La partition est tributaire de l’état d’esprit de leur auteur, selon qu’il agit avec intention ou sans intention : alors que, dans le premier cas, l’action est voulue pour son résultat, dans le second elle n’est que le produit d’une imprudence, serait-elle délibérée ou caractérisée. La couverture répressive est différente, et, même d’une gravité extrême, le manquement à une obligation de prudence ou de sécurité reste dans le domaine de la non-intention dès lors que n’est pas acquise la volonté du résultat. La notion d’homicide routier détruit cette dualité, en entretenant, par une terminologie trompeuse, faute de livrer sa véritable identité, une incertitude sur la dimension volontaire ou involontaire de l’atteinte à la personne. Alors l’homicide risque de l’emporter sur sa nature routière, avec des assimilations faciles, mais regrettables, consistant à considérer comme un « assassin » l’auteur d’un accident mortel. Il est vrai que cette façon de voir les choses peut être compréhensible pour les familles des malheureuses victimes…

Il est du devoir des pouvoirs publics de prévenir les accidents de la route et d’inciter les automobilistes à davantage de prudence, la circulation routière plaçant les personnes dans une situation de danger de plus en plus sensible. De même, certains comportements sont intolérables, notamment la consommation d’alcool ou de produits stupéfiants, lorsque ce n’est pas les deux, et on ne peut qu’adhérer à une politique consistant à les dénoncer et à les mettre en relief. Mais il n’est pas sûr que le recours à la qualification d’ « homicide routier » soit le meilleur moyen pour y parvenir, parce qu’elle se présente sous les traits d’un concept trop éloigné des exigences de la légalité, et faussement spéculative sur la réalité des faits.