Par Jean-Benoît Cottin, avocat, docteur en droit, CAPSTAN Avocats, et Jean-Michel Mir, avocat associé, CAPSTAN Avocats

Du grand écart entre préoccupations sanitaires et enjeux économiques liés à la poursuite de l’activité

Alors que l’épidémie de Covid-19 se propage et que les employeurs doivent adapter leur organisation de travail (multiplication des mesures de prévention, télétravail, activité partielle…), certains salariés ou groupes de salariés manifestent l’intention d’exercer leur droit de retrait, face à des mesures qu’ils jugent insuffisantes, ou plus globalement en raison d’une situation sanitaire préoccupante.

1- Droit de retrait : de quoi parle-t-on ?

Le droit à la santé trouve une traduction juridique dans le code du travail qui autorise le (ou un groupe de) « travailleur » (le terme ne vise pas que les salariés, mais peut inclure d’autre personnes travaillant sous l’autorité de l’employeur, comme les stagiaires) « à se retirer de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection… après en avoir immédiatement alerté l’employeur » (C. trav, art. L. 4131-1).

Il ne s’agit jamais que d’une faculté et non d’une obligation (Cass. soc. 9 décembre 2003, n° 02-47.579)… sauf à mettre d’autres salariés en danger (Cass. soc., 21 janvier 2009, n°07-41.935).

Les conditions posées par le texte sont donc multiples (C. trav, art. L. 4131-1) :

  • l’appréciation « raisonnable », même si elle reste subjective (l’administration voyait un droit à l’erreur implicite dans cette formulation : circ. DRT n°1993-15 du 25 mars 1993) et sous l’appréciation souveraine des juges du fond (Cass. soc. 23 avril 2003, n° 01-44.806) ;
  • la gravité du danger, qui n’est pas définie, mais s’apprécie quant à ses effets potentiels sur la vie ou la santé du travailleur. L’administration avait eu d’ailleurs l’occasion de préciser que le danger grave est celui qui est susceptible de produire un accident ou une maladie entraînant la mort ou paraissant devoir entraîner une incapacité permanente ou temporaire prolongée. Par exemple l’agression de collègues de travail (Cass. soc., 19 mai 2010, n°09-40.353) ou le défaut persistant de conformité des installations de l’entreprise avec les normes de sécurité constituent un tel danger (Cass. soc., 1er mars 1995, n°91-43.406)… ce qui n’est pas le cas d’une exposition à des courants d’air dans un bureau (Cass. soc. 17 octobre 1989, n° 86-43.272) ! ;
  • l’imminence du danger, ce qui exclut tout danger non immédiat… et tout danger passé ! Là encore, l’administration avait indiqué qu’est visé celui qui peut se réaliser brusquement et dans un délai rapproché ;
  • l’obligation d’informer l’employeur, ce qui se comprend aisément, puisqu’il appartient alors à ce dernier de prendre les mesures et donner les instructions nécessaires pour permettre aux travailleurs, en cas de danger grave et imminent, d’arrêter leur activité et de se mettre en sécurité en quittant immédiatement le lieu de travail (C. trav., art ; L. 4132-5) ;
  • enfin, l’exercice de ce droit doit se faire de telle manière qu’il ne puisse créer pour autrui une nouvelle situation de danger grave et imminent (C. trav., art. L . 4132-1).

2- Quels effets produit ce droit de retrait sur la relation avec l’employeur ?

L’exercice justifié de ce droit confère au salarié une sorte d’immunité disciplinaire : aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un travailleur ou d’un groupe de travailleurs qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’eux (C. trav., art. L. 4131-3). Toute sanction ou licenciement prononcé à l’encontre de ce principe serait frappé de nullité (Cass. soc., 28 janvier 2009, n°07-44.556). À l’inverse, l’employeur qui ignorerait la situation de danger dénoncée s’expose (sans même évoquer le risque pénal) à ce que soit reconnue sa faute inexcusable, qui est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’eux-mêmes ou un représentant du personnel au Comité social et économique (CSE) l’avait signalé à l’employeur et que le risque s’est matérialisé.

Si, au contraire, le salarié n’avait pas de motif raisonnable d’exercer son droit de retrait, il risque une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement ainsi qu’une retenue sur salaire pour les heures non travaillées.

3- L’épidémie covid-19 justifie-t-elle le droit de retrait ?

La situation est évidemment inédite et la jurisprudence ne permet donc pas de raisonner par analogie. La prévention et le traitement de la pandémie de grippe A/H1N1 en 2009 ont donné lieu à des circulaires destinées à apporter des précisions aux entreprises quant à l’élaboration et au contenu du plan de continuité, comme des mesures de protection sanitaires des travailleurs. Mais ces circulaires ne constituent pas un précédent utile et ne traitaient pas clairement la question du droit de retrait.

Passée la première phase de communication massive sur la prévention de l’épidémie et de la crise sanitaire menaçant le pays, la communication gouvernementale est depuis quelques jours axée sur la nécessité de voir l’économie continuer, les entreprises fonctionner… et donc les salariés travailler. Cette nécessité s’accommoderait alors mal d’un recours massif de salariés au droit de retrait.

Dans un document questions-réponses régulièrement mis à jour, le ministère du Travail avait déjà posé que, dans le contexte actuel, dans la mesure où l’employeur, d’une part, a mis en œuvre les dispositions prévues par le Code du travail et les recommandations nationales (https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus) visant à protéger la santé et à assurer la sécurité de son personnel, et a, d’autre part, informé et préparé son personnel, notamment dans le cadre des institutions représentatives du personnel, le droit individuel de retrait ne peut pas, en principe, trouver à s’exercer (Q5). Par exemple ne caractérisent pas un motif raisonnable la seule circonstance :

  • qu’un salarié soit affecté à l’accueil du public et pour des contacts brefs ne caractérise pas un motif raisonnable pour exercer le droit de retrait (Q6) ;
  • de la contamination d’un salarié (Q7 et Q12).

Ce document n’évoque à ce stade qu’une hypothèse de nature à justifier l’exercice d’un tel droit : si, en violation des recommandations du gouvernement, son employeur lui demandait de se déplacer en l’absence d’impératif professionnel alors que sont seuls autorisés les déplacements indispensables, notamment si le télétravail n’est pas possible) (Q5).

En réalité, la question n’est pas tant de savoir si la situation d’épidémie que nous connaissons constitue en soi (la réponse est négative) un danger grave et imminent justifiant l’exercice du droit de retrait au sens du code du travail, que de regarder au cas par cas si les conditions d’organisation du travail exposent concrètement les salariés à un tel risque. Dans la mesure ou l’entreprise n’est pas visée par un des cas de cessation d’activité pour motif sanitaire et ou le télétravail est manifestement impossible, la légitimité d’un droit de retrait ne peut être présumée. Ainsi dans une organisation en open space, il appartiendra à l’employeur de mettre en place une nouvelle organisation des postes (distanciation) et de circulation des personnes, voire une évaluation du système d’aération et de le présenter au CSE. Ceci devra ensuite faire l’objet d’une modification du document unique d’évaluation des risques. Tous ces éléments seront pris ensuite en compte pour apprécier le caractère raisonnable ou non d’un droit de retrait.

Enfin, au-delà des appréciations et affirmations faites par le ministère du travail ou très récemment par le ministère de l’Intérieur (FAQ du 19 mars où le gouvernement « demande aux salariés de se rendre sur leurs lieux de travail lorsque le télétravail n’est pas possible » , il faut rappeler que l’obligation de sécurité pèse sur le seul employeur, sous le contrôle du juge judiciaire. Il faut aussi relever que l’employeur reste également assez seul face aux situations de tensions générées par l’anxiété d’un collectif de salariés ou au sentiment d’une inégalité de traitement entre les télétravailleurs et les autres, et que les arguments juridiques et raisonnables sont alors assez inaudibles.

 

À lire : https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/l-actualite-du-ministere/article/coronavirus-questions-reponses-pour-les-entreprises-et-les-salaries

 

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