Par Bertrand Mathieu, Professeur agrégé des facultés de droit, Conseiller d’État en service extraordinaire

Le rapport sur « les obstacles à l’indépendance de l’autorité judiciaire » s’inscrit dans une logique qui vise à la reconnaissance d’un véritable pouvoir juridictionnel. Les questions abordées renvoient tant à l’organisation de la justice, qu’à l’exercice de ses compétences et qu’aux rapports entre la justice et le pouvoir politique. Mais au-delà, il conduit à s’interroger sur une question qui n’est pas directement abordée, celle de la fonction de l’institution judiciaire dans une société démocratique.

Quels sont les outils de l’indépendance ?

L’un des premiers constats est, de manière justifiée, budgétaire. Il est évident que la qualité de la justice tient à ce qu’elle dispose de moyens financiers suffisants. La question de la place de l’institution judiciaire dans la détermination et la gestion de ce budget est également abordée. Le rapport propose, notamment, de renforcer la marge de manœuvre des chefs de cours et de soumettre pour avis l’avant-projet du budget de la justice au Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Sans conférer une autonomie budgétaire à la justice, ce qui poserait des problèmes constitutionnels, cette dernière proposition s’inscrit cependant dans une logique qui viserait à transformer le CSM en véritable Conseil de justice, à l’instar de la situation italienne ou espagnole.
En ce sens, le rapport propose un renforcement du pouvoir consultatif du CSM qui pourrait s’autosaisir et l’être par les magistrats.

Un deuxième axe renvoie à l’éternelle question du statut du parquet. La situation française qui fait des parquetiers des magistrats, interface entre la justice et le pouvoir politique, est décidément difficile à comprendre. Sans vouloir couper le lien ombilical entre le parquet et le ministère de la Justice, le projet va plus loin que les actuels projets de réforme constitutionnelle en préconisant un alignement des modalités de nomination des magistrats du parquet sur celles des magistrats du siège. Par ailleurs, les passerelles entre le siège et le parquet seraient limitées dans le temps pour les magistrats. Un certain alignement du statut des magistrats administratifs sur celui des magistrats judiciaires s’inscrit également dans une logique de reconnaissance d’un véritable pouvoir juridictionnel.

Un troisième axe concerne la répartition des rôles du politique et de la justice dans la conduite de la politique pénale. C’est une question fondamentale en termes de séparation des pouvoirs. Sans aller jusqu’à retirer au Gouvernement le soin de définir et de conduire cette politique, en en portant la responsabilité devant le Parlement, ce qui relève des principes les mieux établis du régime parlementaire, le rapport vise à filtrer les remontées d’informations du parquet au garde des Sceaux. La suppression de la Cour de justice de la République s’inscrit également dans cette logique.

Un quatrième axe de portée plus limitée vise à améliorer les droits du justiciable. Ces propositions sont assez liées à des affaires en cours (meilleure réglementation des enquêtes préliminaires, des interceptions de relevés d’appels téléphoniques, motivation des ordonnances de mise en examen, etc.).

Quelle justice dessinent les propositions de ce rapport ?

Au-delà de la seule question de l’indépendance, c’est la création d’un véritable pouvoir juridictionnel ayant coupé la plupart des liens (pourtant ténus) qui le rattachent au pouvoir politique qui se profile. Une indépendance accrue des magistrats du parquet, une autonomie financière plus importante, un rôle renforcé du CSM dans la gestion de la justice, une politique pénale gouvernementale plus encadrée dessinent la mutation de l’autorité judiciaire en un pouvoir qui peu à peu tend à l’autonomie. Néanmoins, cette autonomie est relative, aucune des logiques n’est (heureusement ?) conduite à son terme, le CSM n’est pas transformé en véritable Conseil de justice et le parquet n’obtient pas sa totale autonomie sous la houlette d’un procureur général de la Nation ou de l’État, pas plus que les parquetiers ne sont ravalés au rang de fonctionnaires de police aux ordres du Gouvernement.

Quelles sont les lacunes de ce rapport ?

On relèvera d’emblée que de manière pertinente ce rapport prend en compte la situation tant de la justice judiciaire que de la justice administrative, ainsi que celle de la Cour de justice de la République. On pourrait s’interroger sur les raisons qui ont conduit les auteurs de ce rapport à exclure le Conseil constitutionnel de leur analyse, si ce n’est le refus du Parlement de consacrer l’existence d’une cour constitutionnelle. Il n’en reste pas moins que la QPC, qui articule les fonctions des juges judiciaires et administratifs et celle du Conseil constitutionnel dans une même procédure, pourrait conduire à réviser cette position.

Mais ce qui manque surtout à ce rapport, comme à la plupart des analyses actuelles sur la justice, c’est une réflexion sur le rôle de la justice. Doit-elle partager avec le pouvoir politique un pouvoir d’adaptation du droit à ce qu’elle pense être l’évolution de la société et disposer à cette fin d’un véritable pouvoir normatif ? C’est alors une légitimité concurrente de la légitimité démocratique sur laquelle elle doit s’appuyer. Doit-elle rester le tiers impartial chargé de trancher les litiges et de veiller au respect par le pouvoir politique des règles qu’il s’est lui-même fixées ? Ce choix est primordial et préalable à toute réflexion sur l’organisation de la justice. La justice a en fait conquis la place qu’elle occupe aujourd’hui sans qu’une véritable réflexion soit conduite sur sa fonction institutionnelle.

Si le juge doit d’abord être un tiers impartial, c’est cette impartialité politique, idéologique, dont l’indépendance par rapport au pouvoir politique n’est que l’une des conditions, qui doit être mise en exergue. De ce point de vue, les exigences de transparence mises en avant par ce rapport ne suffisent pas. Si le projet est de faire de la justice un pouvoir concurrent du pouvoir politique, il convient de débattre de la question de la responsabilité des magistrats et de l’institution judiciaire. Or cette question est très peu présente dans le rapport.