Stéphane Duroy, Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay, Laboratoire IEDP et Codirecteur du M2 Droit du patrimoine culturel.
Le cimetière du Montparnasse à Paris, abrite depuis 1910, la tombe de Tania Rachewskaïa, étudiante en médecine d’origine russe, qui s’est donnée la mort à l’âge de 23 ans. Ce tombeau a été établi dans le cadre d’une concession perpétuelle et surmonté, en 1911, d’une sculpture de Constantin Brancusi réalisée en 1909 : « Le Baiser ».
Au milieu des années 2000, les ayants droit des parents de la défunte, ayant découvert la valeur considérable de l’œuvre disposée sur son tombeau, ont cherché à l’en dissocier, en vue de la livrer aux enchères publiques. A cette fin, une demande de certificat d’exportation du « Baiser » a été demandée aux autorités compétentes.
L’administration de la culture, soucieuse de conserver cette œuvre sur le territoire national, a dans un premier temps, refusé le certificat d’exportation sollicité, considérant que cette œuvre était un trésor national au sens de l’article L.111-1- 5° du Code du patrimoine et posant la question de son intégration aux collections publiques (I). A l’expiration du refus de certificat, l’administration a considéré que « Le Baiser » formait avec le caveau un bien immobilier pouvant être inscrit au titre des monuments historiques. Le juge administratif, in fine le Conseil d’Etat, par son arrêt du 2 juillet 2021 (req n° 447967) a dû trancher la question de savoir si le baiser était un monument historique mobilier ou immobilier (II). Aux termes de cet arrêt, le tombeau apparaît certes comme une propriété immobilière privée, mais il interroge quant à la nature singulière de cette propriété privée (III).
Un trésor national destiné aux collections publiques ?
La qualité de trésor national du « Baiser » de Brancusi, a été mise en évidence par la Commission consultative des trésors nationaux (Avis n° 2006-16, JORF 17 oct 2006) dans les termes suivants :
« Considérant que le bien pour lequel le certificat d’exportation est demandé est une œuvre du grand sculpteur Constantin Brancusi (1876-1957), dont le motif est le premier traité par l’artiste dans une véritable série et qui appartient à une suite essentielle dont le thème sera repris durant toute sa carrière ; que cette sculpture, inspirée à l’origine de la célèbre œuvre en marbre de Rodin, dont Brancusi a été l’élève, témoigne, notamment par l’adoption de la taille directe et la schématisation extrême des formes, d’un moment de rupture avec son éducation et l’académisme de la part du sculpteur, qui traduit une orientation d’une grande modernité ; que cette troisième version du Baiser marque l’évolution vers une dimension architecturale de l’œuvre initiale exécutée en 1907 et préfigure déjà l’aboutissement du thème que manifeste la Porte du baiser de 1938 ; […] Qu’en conséquence cette œuvre présente un intérêt majeur pour le patrimoine national, du point de vue de l’histoire de l’art et doit être considérée comme un trésor national ».
Par un arrêté du 4 octobre 2006, JORF 17 octobre 2006, le ministre de la Culture reprenant en substance les termes de cet avis, a refusé le certificat d’exportation.
A partir de ce refus, s’est ouverte une période de trente mois, pendant laquelle un achat par l’Etat, aux fins d’enrichissement des collections nationales, pouvait aboutir (art L.111-6 et L.121-1 du Code du patrimoine). Tel ne fut pas le cas. Une telle œuvre pouvant sur le marché de l’art être vendue entre 15 et 20 millions d’euros, un accord financier n’a pas été trouvé. Le refus de certificat d’exportation est donc arrivé à expiration. « Le Baiser » allait donc pouvoir être vendu, sans restriction aucune. Pour prolonger l’interdiction de sortie du territoire national, l’Etat aurait pu classer « Le Baiser », au titre des monuments historiques mobiliers, si besoin d’office, comme cela s’est déjà fait dans le passé (collection Schlumpf ; Cercle de la rue royale de James Tissot) ou encore plus récemment (mobilier du château d’Haroué). Mais, c’était exposer l’Etat à devoir indemniser les propriétaires en application de l’article L.622-4 du Code du patrimoine. Un précédent désastreux hante aujourd’hui encore les esprits, celui de l’affaire Walter, au terme de laquelle l’Etat a dû fortement indemniser le propriétaire du tableau de Van Gogh, « Jardin à Auvers », sans pouvoir en faire l’acquisition.
Un monument historique mobilier ou immobilier ?
Le 21 mai 2010, la tombe de Tania Rachewskaïa a été dans sa totalité, inscrite au titre des monuments historiques, en application de l’article L. 621-25 du Code du patrimoine, relatif à l’inscription des immeubles.
Les ayants droit ont alors contesté cette décision, en soulignant que la sculpture au regard de sa nature mobilière, aurait dû être inscrite en application de l’article L. 622-20 du code du patrimoine, relatif à l’inscription des objets mobiliers.
Le Tribunal administratif de Paris, saisi en premier ressort, a donné raison à l’administration, jugeant que le tombeau avait pu être inscrit en raison de sa nature immobilière (TA Paris, 12 avril 2018, Sté Duhamel Fine Art et autres c/ Préfet d’Ile de France, n° 1609810/ n° 1613427). Mais, la Cour administrative d’appel de Paris a jugé le contraire à la fin de l’année 2020, estimant que la sculpture : « Ne peut-être regardée comme ayant été conçue à fin d’être incorporée à la sépulture formée par la tombe et la stèle » (CAA Paris, 11 déc 2020, SARL Duhamel Fine Art, req n° 18PA02011).
Le Conseil d’Etat, par son arrêt du 2 juillet 2021, a tranché en faveur de la qualité d’immeuble par nature de l’ensemble de la tombe. La haute juridiction a expliqué notamment que : « Un monument funéraire érigé sur un caveau servant de fondation […] doit être regardé globalement, avec tous les éléments qui lui ont été incorporés et qui composent l’édifice, comme un bâtiment au sens et pour l’application de l’article 518 du Code civil ». Le Conseil d’Etat a consolidé cette nature immobilière de principe, en s’appuyant aussi sur la volonté du père de la défunte, qui a voulu l’incorporation du « Baiser » à l’édifice funéraire, lui faisant perdre son « individualité ».
Cette affirmation d’une nature immobilière du bien litigieux présente un double avantage.
Tout d’abord, alors que l’inscription des objets mobiliers ne peut se faire qu’avec le consentement du propriétaire (L.622-20 du Code du patrimoine), ce consentement n’est pas nécessaire pour l’inscription des immeubles. Par ailleurs, l’inscription d’un immeuble n’ouvre, en l’état actuel du droit, aucun droit à indemnisation, contrairement au classement d’office d’un objet mobilier (L.622-4).
Une propriété privée comme les autres ?
L’arrêt du Conseil d’Etat souligne que le tombeau, dans sa totalité, est une propriété privée. En témoignent les développements de l’arrêt (§19 à 22), qui reprenant ce qui avait déjà été affirmé par le Conseil constitutionnel dans l’affaire de la brasserie Patrie Schutzenberger en 2011 (CC, 16 déc 2011, QPC, Sté Grande Brasserie Patrie Schutzenberger), mettent en évidence qu’il n’est pas porté atteinte, par l’inscription, à l’exercice du droit de propriété et écartent la violation, tant de l’article 17 de la Déclaration des droits de 1789, que de l’article 1er du premier protocole additionnel à la CESDH.
On se trouve cependant en présence d’un bien immobilier pour lequel la trilogie classique, « usus, fructus, abusus », est particulièrement malmenée.
Tout d’abord, cette propriété privée se trouve enchâssée dans le domaine public. Les cimetières et par voie de conséquence les terrains d’assiette des tombeaux, appartiennent au domaine public (CE, 28 juin 1935, Marécar, Rec, p. 734), sur lequel les familles disposent d’une autorisation d’occupation, une concession, qui de façon exceptionnelle s’agissant des cimetières, est possiblement perpétuelle. On se trouve donc en présence d’une dissociation entre la propriété du terrain d’assiette et la propriété du monument funéraire. Il en résulte, pour le propriétaire du tombeau, une absence de totale liberté d’accès et une impossibilité d’instaurer une visite payante, comme dans un monument historique privé.
Il en résulte aussi une difficulté concernant la transmissibilité du tombeau à des tiers. Peut-on imaginer que la famille pourrait, tout en conservant la concession, vendre le tombeau, à un particulier collectionneur, une fondation ou une institution publique muséale, qui accepterait ainsi de prendre en charge la conservation du tombeau et de sa sculpture et aussi peut-être de satisfaire les rêves d’enrichissement de la famille ?
Les sépultures inscrites au titre des monuments historiques demeurent la propriété des familles (tombes de la famille Hugo à Villequier inscrites en 2008), illustrant le principe de la transmission intrafamiliale. Mais le contexte de notre affaire est singulier et pourrait ouvrir la voie à des novations. Elles pourraient être envisagées dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, tendant notamment à obtenir la reconnaissance d’une indemnisation de la moins-value résultant de la servitude d’inscription.
Pour l’heure, une seule et forte certitude résulte de l’arrêt du Conseil d’Etat, « Le Baiser » de Brancusi restera au cimetière du Montparnasse sur la tombe de Tania Rachewskaïa, comme l’a voulu son père, à perpétuité, non loin de la tombe de son créateur qui repose dans ce même cimetière.
Affaire à suivre…