Par Jean-Luc Albert, Professeur des universités, Directeur du DESU Droit douanier et procédures douanières, Centre d’études fiscales et financières (UR891), Aix-Marseille Université

Le 26 octobre 2020, l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC se prononçait en faveur des thèses de l’Union européenne s’agissant d’une demande de contre-mesures présentée par l’UE en vue de « sanctionner » différentes formes de subvention octroyées par les pouvoirs publics des États-Unis à Boeing.

La Commission européenne mettait en œuvre ces contre-mesures dès le 9 novembre 2020 pour un montant validé par l’ORD de près de 4 milliards de dollars1.

Dans le quasi perpétuel conflit qui oppose historiquement Boeing et Airbus, cette fois-ci à propos des aéronefs civils gros porteurs, l’Union européenne obtient satisfaction alors que l’année précédente, et déjà à plusieurs reprises, les États-Unis l’avaient emporté cette fois à propos de subventions de l’UE et de ses États membres à destination d’Airbus.

On peut ici rappeler le sens de ces décisions, le rôle de l’OMC et l’intérêt des mesures adoptées ou leur portée.

Oserait-on cependant formuler une remarque liminaire qui doit permettre de relativiser le calendrier et la portée de cette décision ?

C’est en 2012, il y a donc près de huit ans, que l’Union européenne avait introduit une telle demande dans le cadre de cette querelle perpétuelle opposant les soutiens aux deux constructeurs d’aéronefs.

Le conflit qui oppose notamment les États-Unis à l’Union européenne n’est donc pas un conflit limité dans le temps puisque pour la Commission européenne il dure en fait depuis seize ans, et il n’est, de fait, pas imputable à l’actuelle présidence Trump.

Il n’est d’ailleurs pas certain du tout que les relations entre ces deux espaces économiques évoluent en fait sensiblement sous une présidence Biden.

Quel encadrement des subventions à l’économie ?

En l’espèce, le litige n’est pas proprement douanier mais ses conséquences sont douanières.

En effet, en vertu de l’Accord GATT/OMC sur les subventions et les mesures compensatoires, les États sont liés par un engagement international de ne pas accorder et de faire cesser différentes formes de subventions à l’économie (art.3) et notamment des subventions à l’exportation (Cf. Annexe I de l’Accord) ; la subvention est une contribution financière des pouvoirs publics ou de tout organisme du ressort territorial d’un membre (une identification des différentes formes de subventions étant opérée l’article premier). Cet interdit n’étant cependant pas total puisque des subventions peuvent demeurer en regard de certains objectifs (recherche, territoires défavorisés, environnement, etc.) et c’est bien souvent en s’appuyant sur ces « ouvertures » que les États membres peuvent contourner l’obstacle juridique. S’agissant des droits compensateurs qui sont compris comme étant des droits spéciaux perçus en vue de neutraliser toute subvention accordée, directement ou indirectement, à la fabrication, à la production ou à l’exportation d’un produit » (art. VI, §3 GATT 1994), ils ne peuvent être institués qu’après ouverture d’une enquête conformément aux dispositions de l’Accord et à celui sur l’agriculture.

Dans ce cadre, le gendarme multilatéral des aides à l’économie est l’OMC via son Organe de règlement des différends (ORD). Il peut être saisi par tout État membre se plaignant des pratiques d’un autre État membre.

Les États-Unis et l’Union européenne sont au premier rang des entités recourant à ce mécanisme ou étant mises en cause devant celui-ci2 ; les parties actionnant l’OMC doivent être capables de préciser et de qualifier les dispositifs en cause qui, en regard du droit de l’OMC, peuvent être de nature très différente, comme des subventions directes, indirectes, des mesures d’exonération de charges fiscales, sociales, etc. Il convient en outre de préciser le préjudice subi par l’économie du plaignant.

Tel est le cas en l’espèce ; l’Union européenne a saisi l’ORD en septembre 2012 pour mettre en cause un ensemble de mesures comme des exonérations fiscales prononcées par l’État de Washington, des exonérations fiscales fédérales, des subventions à la recherche-développement de la NASA et du département de la Défense, etc.

Quel est le rôle de l’OMC dans le règlement des différends liés à des subventions à l’économie ?

L’Accord précité prévoit que les parties en cause doivent constituer un dossier décrivant les pratiques en cause, le produit en cause, les producteurs concernés, le volume de production en cause, apportant des éléments de preuve sur la ou les subventions visées (leur montant et les méthodes de calcul), le préjudice causé à l’économie, etc. L’ouverture d’une enquête, a priori, sauf circonstances particulières (mesures provisoires, art.17), ne suspend pas les procédures de dédouanement ; de plus, avant même l’engagement de la procédure, l’Accord précise que les parties au litige doivent se consulter pour arriver « à une solution mutuellement convenue » (art.13.1). Ce n’est qu’après l’impossibilité de trouver une telle solution que l’enquête sera engagée, et ce dans le cadre d’un Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends (Groupe spécial, organe d’appel).

Le travail effectué, un premier niveau d’expertise conduit à une prise de position sur ces aides ; la partie « perdante » pouvant introduire un appel au sein de l’ORD.

En l’espèce, l’ORD avait adopté en avril 2019 des recommandations et décisions dans ce différend ; un arbitre devait ensuite statuer, le 13 octobre 2020, sur les mesures pertinentes à mettre en œuvre en regard des analyses de l’UE ; cette dernière, se fondant sur les positions de l’arbitre, demandait à l’ORD de lui accorder « l’autorisation de suspendre l’application de concessions tarifaires et autres obligations à l’égard des États-Unis », mesures compensatrices proposées par l’UE, ce qui fut donc accepté le 26 octobre 2020, dans la limite du préjudice quantifié de près de 4 milliards de dollars.

Quels nouveaux droits de douane de l’UE vis-à-vis des États-Unis ?

Le règlement d’exécution de la Commission publié très rapidement, puisque inséré au JOUE dès le 9 novembre 20203 , suspendait les mesures existantes accordant des concessions en matière de droit à l’importation pour un ensemble de produits originaires des États-Unis.

Il en résultait la mise en œuvre de droits de douane additionnels sur différentes importations, cette décision ne s’appliquant pas aux produits exportés vers l’UE avant la date de publication des tarifs douaniers, ou pour lesquels une licence d’importation (avec exemption ou réduction de droits) avait été accordée avant l’entrée en vigueur du règlement.

Deux régimes tarifaires sont ainsi appliqués : d’une part, 15% pour cinq produits4 concernant les aéronefs excédant 15 tonnes, ce qui vise donc directement des productions Boeing, et, d’autre part, un tarif à 25% pour 136 produits (sauf erreur de décompte !) s’appliquant à une relative diversité d’importations d’origine américaine, produits de la pêche, agricoles, chocolat, boissons à base de fruits, liqueurs, véhicules, jeux et jouets, maroquinerie, coton, etc.

La partie « vainqueur » de la procédure est ici relativement libre de sa stratégie « punitive », et peut même choisir de punir non un espace économique en son entier mais certains « territoires » plus sensibles, à l’instar de la « punition » infligée par les États-Unis à certaines exportations de l’UE et mettant en cause notamment des productions françaises.

Au terme de cette procédure, l’UE mettait en avant le fait qu’elle « reconnaissait que le monde et la situation dans le secteur des aéronefs étaient aujourd’hui différents de ce qu’ils étaient il y a seize ans, et qu’il s’agissait d’une occasion de quitter la voie de la procédure et de rechercher une solution négociée à ces questions ».

De fait, les États-Unis soulignaient pour leur part leur bonne volonté en formulant diverses propositions sans pour autant être parfaitement entendus par l’UE, le Royaume-Uni s’associant en l’espèce à l’UE. La mise en œuvre des contre-mesures précitées par l’UE n’empêchait cependant pas cette dernière de proposer un accord de long terme avec les États-Unis s’agissant des subventions à l’industrie aéronautique.

Sera-t-elle entendue par la nouvelle administration Biden ? Rien n’est moins sûr !

 

1 Le chiffrage précis de la Commission européenne était de 3,993212564 Mds de dollar US ! Commission européenne, Daily news, 10/11/2020, « Boeing WTO case: the EU puts in place countermeasures against US exports »;  règlement d’exécution (UE) 2020/1646 de la Commission du 7 novembre 2020, JOUE, 9 novembre 2020, L.373/1 et s.

2 Les contentieux avec la Chine ayant tendance à se développer par exemple en matière de mesures tarifaires.

3 Voir Jean-Luc Albert, Le droit douanier de l’Union européenne, Bruylant, 2019.

4 Selon le code Taric.