Par Jean-Pierre Camby – Professeur associé à l’université de Versailles Saint Quentin – Paris Saclay

Quelques 124.000 documents datés de 2013 à 2017 publiés le dimanche 10 juillet par le Consortium international des journalistes d’investigation montreraient un soutien d’Emmanuel Macron alors ministre de l’économie, à l’entreprise Uber. Le Président de la République aurait ainsi œuvré en silence pour favoriser l’implantation de l’entreprise américaine en France en contradiction avec les positions prises par d’autres membres du gouvernement (dont le Premier ministre). Certains accusent un lobbying sans foi ni loi. De son côté, Emmanuel Macron répond « assumer à fond » et déclare « si c’était à refaire, je le referais ».

Un Ministre peut-il rencontrer et discuter avec une entreprise privée qui fait l’objet de déclarations et règlementations de la part du gouvernement auquel il appartient ? 

L’article 27 de la Constitution prohibe, pour les parlementaires, tout mandat impératif qui conduirait à en faire des représentants d’un intérêt privé. C’est sur cette base que reposent les incompatibilités professionnelles applicables aux parlementaires et les règles déontologiques issues pour partie de la loi, pour partie d’un contrôle interne à chaque assemblée.

Les lois des 11 octobre 2013 et des 9 décembre 2016 (dite « Sapin II ») ont défini la représentation d’intérêts est définie comme une action menée par une personne morale ou un professionnel dont l’activité régulière consiste à influencer une décision publique. Contrairement à nombre de pays étrangers, dont les Etats Unis, ou aux instances européennes, en France ces activités sont connotées d’une façon négative. Il est vrai que cette défiance pouvait être nourrie par de fréquents scandales et un halo d’opacité. La loi du 9 décembre 2016 a donc créé un répertoire des représentants d’intérêts, auquel l’inscription est obligatoire. Ce répertoire mis en place en 2017 est librement accessible et comporte 2451 inscrits à ce jour parmi lesquels par exemple Accor, Aéroport de Paris, Dailymotion …

En outre, depuis la loi de 2013, les parlementaires sont également tenus de déposer une déclaration d’intérêts rendue publique qui concerne également leurs collaborateurs. Si la même obligation de déclaration s’impose aux ministres, au Président de la République, à leurs collaborateurs, etc. le droit qui régit les membres du gouvernement repose sur un autre fondement. La Constitution leur interdit l’exercice de « toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle », ce qui ne rend pas impossible le dialogue avec les représentants d’intérêts. Bien au contraire, le dialogue est inhérent à l’action publique, qu’elle soit gouvernementale ou parlementaire et on imaginerait mal un ministre refuser de rencontrer les représentants du secteur dont il a la charge. La réponse de principe est donc positive, sans réserve, pour « rencontrer » et « discuter ».

Un Ministre pourrait-il dans ce cadre également conseiller une entreprise privée ?

La question appelle une réponse différente s’il s’agit pour un ministre ou un élu de « conseiller » une entreprise, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un simple avis de portée générale, pour plusieurs raisons. De nombreux textes s’y opposent : prohibition des conflits d’intérêts, droit de la concurrence, égalité de traitement des contribuables ou des citoyens, délit d’initiés, etc. Même en dehors des prohibitions spécifiques, comme celle faite à un parlementaire de débuter une activité de conseil y compris juste avant son mandat ou d’exercer l’activité de représentant d’intérêts, et  même en dehors du champ pénal, la panoplie est large et largement surveillée. L’article 91 bis du règlement du Sénat dispose que les sénateurs « veillent à rester libres de tout lien de dépendance à l’égard d’intérêts privés » et les deux assemblées ont mis en place des règles et contrôles de déontologie très poussées.

Les obligations déontologiques pèsent fortement sur l’action de persuasion des lobbies. En revanche, les responsables publics entrant en relation avec ceux-ci ne sont pas assujettis à un quelconque préalable mais au respect de règles déontologiques et à une obligation de transparence. Les études d’impact accompagnant les projets de loi retracent les consultations qui ont été menées avant la saisine du Conseil d’Etat (article 8 LO du 15 avril 2009) et le rapporteur du projet indique  les personnes ou organismes rencontrés. Mais, dans les deux cas, des rencontres peuvent être postérieures à ces textes. On notera d’ailleurs que l’étude d’impact sur l’article 8 du projet de loi sur le stationnement des VTC n’est pas renseignée sur ce point.

E. Macron aurait suggéré à Uber de rédiger des amendements parlementaires simplifiant les conditions d’accès à la licence de VTC pour qu’ils soient ensuite proposés par des députés et discutés à l’Assemblée Nationale dans le cadre de la discussion du Projet de Loi Macron. Un parlementaire peut-il déposer les amendements transmis par une entreprise privée ? 

On peut y voir un manquement à la solidarité et à la collégialité gouvernementales, mais la question ne se pose pas en termes juridiques. Le droit d’amendement appartient aux parlementaires comme aux membres du gouvernement, sans restrictions autres que celles prévues par la Constitution, les lois organiques et par le règlement de chaque assemblée. Rien dans ces textes ne porte sur l’origine intellectuelle, « privée », ou rédactionnelle des amendements ou des propositions de loi. L’auteur est toujours le seul responsable des initiatives qu’il porte, que leur origine soit personnelle ou qu’elle ait d’autres sources.

Les think tanks, les administrations, les personnes auditionnées par les commissions, les groupes d’intérêts, les syndicats professionnels, médicaux, agricoles, de salariés ou d’employeurs, le monde associatif, les partis politiques, les autorités administratives indépendantes, la presse, les décisions de justice et notamment les décisions du Conseil constitutionnel rendues sur les questions prioritaires de constitutionnalité, les conclusions des commissions d’enquête, les travaux des délégations parlementaires sont autant de sources possibles d’amendement. Ces personnes ou organismes ne sont pas tous des représentants d’intérêt.  Même si ce thème a perdu une partie de sa vigueur, pendant très longtemps la discussion du budget des anciens combattants était manifestement orientée par les propositions de la Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie (FNACA). Les débats sur l’énergie sont l’occasion d’un affrontement entre le pôle nucléaire et les représentants des énergies renouvelables, comme le sont les débats sur les transports terrestres entre rail et route. Nombre d’amendements de la majorité, qui ont le plus de chances d’être adoptés lorsque celle-ci est largement acquise au gouvernement – ce qui n’est pas le cas dans la configuration politique actuelle – sont le fruit d’un dialogue avec le gouvernement, voire ont pu être suggérés par lui. Cette stratégie dynamise le débat parlementaire, même si le gouvernement dissimule, en façade, les fondations de l’édifice dont il est, sous la Vème République, très largement le maître.

Dans l’hypothèse évoquée, il n’y a rien de choquant à voir un ministre renvoyer une question au débat parlementaire, même s’il l’oriente ou la pilote en suggérant des amendements. On ne peut pas faire grief à la fois au débat parlementaire d’être joué d’avance, selon la vieille mais fausse image de la « chambre d’enregistrement », et à un ministre d’inciter au dépôt d’amendements dans la cadre d’une négociation avec les rapporteurs ou la majorité parlementaire. On peut en revanche reprocher au ministre de ne pas agir ouvertement, mais cette critique est d’ordre politique, sauf à mettre en évidence un manquement pénal ou un conflit d’intérêts.

Une solution de traçabilité des amendements permettrait elle d’éviter qu’un Ministre agisse comme représentant d’intérêts privés ?

La traçabilité des amendements parfois envisagée, quelles qu’en soient les formes aurait  certes pour effet de concrétiser la prohibition du mandat impératif, et d’assurer une transparence de l’action des représentants d’intérêts.

La mise en place d’une obligation d’indiquer l’origine des amendements se heurte pourtant à des difficultés insurmontables. Comment mettre en évidence des manquements ? Comment les sanctionner ? Pourquoi limiter la traçabilité aux amendements et non aux textes débattus eux-mêmes : si un lobby a obtenu satisfaction au stade du texte déposé, n’est-il pas normal que d’autres puissent agir au stade du débat parlementaire, alors que seule l’action de ces derniers apparaîtrait ? Peut-être est-ce ce déséquilibre qui est en cause ici, mais on ne peut pas y voir une atteinte à la « sincérité du débat » susceptible d’être retenue par le Conseil constitutionnel. Le tout est que chacun puisse avoir été écouté dans le cadre du débat parlementaire.

 Par ailleurs, cette traçabilité paraît concrètement impossible à mettre en œuvre. Un amendement même fourni rédigé à un parlementaire peut largement être réécrit, modifié, fragmenté ou amplifié par celui-ci : faudrait-il alors indiquer une « appellation d’origine modifiée » plutôt qu’une « appellation d’origine contrôlée » ? La traçabilité d’un produit est une chose, la traçabilité d’un texte soumis au débat, sous amendements compris, en est une autre.

Toujours dans l’hypothèse évoquée par la question, il faut aussi souligner qu’un parlementaire destinataire de telles initiatives suggérées par un ministre est toujours libre de les reprendre ou non. Il en assume la pleine responsabilité politique. On peut naturellement critiquer le fait qu’un ministre se défausse de questions délicates, mais cette critique n’a pas de répercussions juridiques.

 En outre, l’article 40 de la Constitution fait obstacle à ce qu’un parlementaire puisse déposer un amendement coûteux, ce qui constitue un frein institutionnel puissant à ce que le gouvernement, ou un ministre individuellement, fasse porter ses souhaits par des parlementaires. D’où la nécessité que les décisions du président de la Commission des finances, dont le nouveau titulaire est Eric Coquerel, continuent à être marquées par une totale impartialité.

A. Corbière a annoncé envisager la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, quelles sont les suites potentielles de ces révélations en France ? 

Le Président de la République en exercice ne peut « devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu ». Selon l’article 67 de la Constitution, modifié en 2007 à la suite des travaux de la commission présidée par Pierre Avril, si des poursuites pénales étaient engagées contre un Président en cours de mandat, les instances seraient reprises à l’expiration d’un délai d’un mois après la cessation des fonctions. C’est sur la base de ce texte que Jacques Chirac a été condamné le 15 décembre 2011 par le tribunal correctionnel de Paris pour emplois fictifs et Nicolas Sarkozy le 1er mars 2021 pour l’affaire dite des écoutes et le 30 septembre 2021 par la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris dans le cadre du financement de sa campagne électorale, décisions l’une et l’autre non définitives. Si les faits s’y prêtent, d’éventuelles poursuites pénales sont donc possibles, mais leur instruction sera différée. Le simple fait d’inciter une entreprise à conquérir un marché n’entre pas dans cette hypothèse.

En revanche, la responsabilité politique est distincte. La tradition, confirmée par un échange de lettres publiées entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, les 10 et 29 août 1984, lors de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les avions renifleurs est que la mise en cause ou l’audition du Chef de l’Etat n’est pas possible. Cette prohibition dépasse d’ailleurs les commissions d’enquête (V. Débats Assemblée nationale, 1ère et 3ème séances du 2 février 1984 (propos sur le passé de François Mitterrand). Si elle n’existait pas, cela aboutirait à ce qu’une instance parlementaire mette en cause le Chef de l’Etat en dehors de la seule hypothèse de manquement grave aux devoirs de sa charge prévue par la Constitution.

Cette tradition valait aussi pour son entourage. Mais depuis 2007, cette pratique a été démentie lors de la commission d’enquête sur les infirmières bulgares détenues en Libye (Doc. AN n° 622, 22 janvier 2008). Ce précédent s’est reproduit, notamment dans l’enquête relative à l’affaire dite « Benalla » (Doc. Sénat n°324, 20 février 2019) avec cependant parfois des refus de communiquer. Pour éviter que la question de la mise en cause du Chef de l’Etat ne se pose, les intitulés et le périmètre de compétences, fixés par la résolution tendant à la création de la commission, prennent le soin de ne pas l’évoquer.

Les pouvoirs d’enquête doivent être attribués à une commission sur des faits déterminés avec précision, ce qui serait ici le cas. La création et facilitée par l’existence d’un droit de tirage au profit de chaque groupe politique comme l’article 141 du règlement de l’Assemblée le prévoit depuis 2014.  D’éventuelles poursuites judiciaires n’y font pas obstacle mais permettent aux personnes, entendues à titre de témoin, de ne pas répondre sur tout sujet qui interfère avec ces poursuites. Outre la publication du rapport, les seules suites possibles sont la saisine du parquet.

Reste que le Président en exercice n’a pas à répondre à une convocation parlementaire, même venant d’une commission d’enquête et même si est en cause son activité ministérielle antérieure à son mandat présidentiel. Sur ce point, le précédent de 1984 « tient » encore. Quels que soient les faits, et leur qualification juridique, le chemin judicaire et parlementaire est long. Il protège le mandat en cours, mais n’empêche ni le débat public, ni les suites judiciaires.

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