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Travail dissimulé des livreurs Deliveroo : quand le pénal se mêle de l’Ubérisation

Par Franck Petit – Professeur à Aix-Marseille Université

Le 8 mars 2022 s’est ouvert un procès pénal – le premier du genre – pour travail illégal à l’encontre de la plateforme numérique de réservation Deliveroo, qui utilise les services de livreurs de repas comme travailleurs indépendants. Cette forme de prestation de travail procède, d’après les défendeurs (les plateformes), du recours exclusif à une forme de sous-traitance, connue sous le terme « d’ubérisation ». En indiquant se limiter à mettre en relation des clients, des entreprises de restauration et des professionnels du transport, cette plateforme a fait travailler des centaines de livreurs qui, dès le départ, savaient qu’ils ne pouvaient bénéficier du statut de salariés. Mais, loin de se contenter d’une demande de requalification de leur relation de travail, une centaine d’entre eux s’est constituée partie civile dans le cadre de poursuites pour travail dissimulé. Le procureur de la République a requis le 16 mars la peine maximale encourue, soit 375.000 d’amende.  Il n’est pour autant pas sûr que leur demande aboutisse, les juges civils et administratifs ayant déjà montré leur réticence à systématiser, dans ce domaine d’activité, la requalification des services rendus en contrats de travail.

Pensez-vous que le juge pénal accédera à la demande de ces livreurs, comme l’a fait la Cour de cassation dans de précédentes décisions ?

Il est vrai que des livreurs à vélo inscrits sur un registre de travailleurs indépendants ont déjà pu faire reconnaître l’existence d’un contrat de travail les liant à une société utilisant une plate-forme web (arrêt Take Eat Easy, Cass. soc. 28 nov. 2018, n° 17-20079). Mais il n’est pas sûr que les raisons justifiant cette requalification, qui étaient tirées d’un contrôle étroit des trajets par géolocalisation et de la possibilité de sanctions sous forme de déconnexion du site, se retrouvent dans l’affaire présente. Dans un autre arrêt, la solution de la requalification avait été reprise spécifiquement à l’égard d’un chauffeur VTC de la société Uber (Cass. soc. 4 mars 2020, n° 19-13316), en raison de l’impossibilité du chauffeur de se constituer sa propre clientèle et de l’absence de liberté dans la fixation des tarifs.

Mais, aujourd’hui, les plateformes numériques ont adapté leurs contrats pour garantir une plus grande liberté d’action à leurs partenaires, par exemple en les laissant choisir leurs horaires et en leur permettant de s’ouvrir à d’autres marchés. A ce sujet, on remarquera que l’argument tenant à l’impossibilité de se constituer une clientèle personnelle a perdu toute pertinence pour obtenir une requalification : il est souvent contrecarré par la faculté offerte au travailleur de trouver d’autres marchés et d’autres clients auprès d’autres plateformes de mise en relation.

De toute façon, l’activité des travailleurs des plateformes de réservation en ligne a bien été consacrée par le législateur en 2016 sans reconnaître à ces travailleurs le statut de salariés. Les sociétés de mise en relation ont été investies d’une responsabilité sociale qui prévoit par exemple la prise en charge par les plateformes des cotisations d’assurance ou de formation professionnelle de ces travailleurs et le droit pour ces derniers de constituer une organisation syndicale.

Toutefois, on peut relever que ces travailleurs  circulant en voiture, en scooter ou en vélo, bénéficient seulement d’une présomption de non-salariat s’ils sont immatriculés auprès d’un régime de travailleurs indépendants. La requalification de la relation contractuelle en contrat de travail est donc envisageable si ces travailleurs fournissent une prestation les plaçant dans un « lien de subordination permanente » à l’égard de leur donneur d’ouvrage. L’exigence suggérée par l’adjectif « permanent » est de nature à rendre les hypothèses de requalification marginales, comme le prouvent déjà deux arrêts rendus le 8 octobre 2020 par la Cour d’appel de Paris. Dans l’affaire opposant certains livreurs de repas à Deliveroo, la subordination des travailleurs se déduirait d’une série « d’obligations » (port de l’uniforme, créneaux attribués, nécessité de quitter le casque en entrant chez le client ou le restaurateur) imposée sous peine de « réprimandes ».

Il n’est pas sûr que ces éléments suffisent à fonder l’existence d’un travail dissimulé : même dans les contrats commerciaux, il existe des obligations accompagnant la prestation de service qui, si elles ne sont pas respectées, peuvent justifier la rupture de la relation contractuelle.

Le juge pénal a-t-il déjà été amené à statuer sur le travail dissimulé par des plateformes en ligne ?

 Oui, mais dans un domaine qui n’est pas celui de la réservation de repas en ligne. Le juge administratif a ainsi été amené à connaître de la légalité d’une décision administrative de fermeture de la plateforme consécutive à un contrôle de l’inspection du travail.

 La Cour administrative d’appel de Lyon a ainsi rendu un intéressant arrêt dans une affaire opposant une société d’auto-école à des moniteurs de conduite automobile (CAA Lyon, 7ème ch. 10 septembre 2020, Bull.  Joly Travail, décembre 2020, p. 14). Le juge a montré que la fixation unilatérale des tarifs par le donneur d’ordre n’était pas exclusive d’une relation commerciale sans contrat de travail. C’est pourquoi il a pu écarter une demande de fermeture administrative de la plateforme numérique d’enseignement à la conduite sur le fondement du travail dissimulé, après avoir vérifié l’existence d’une autonomie des prestataires dans la réalisation de leur contrat. Notamment, ces derniers restaient libres de proposer leurs services à un autre opérateur et choisissaient le nombre d’heures d’enseignement, leurs horaires et leur secteur géographique. Ils n’étaient pas liés par un objectif quantitatif d’heures à effectuer et pouvaient même renoncer à proposer leur prestation.

Rejoignant la position de la Cour d’appel de Paris, le juge n’a pas considéré que la possibilité de mettre fin à la relation contractuelle en raison d’une mauvaise exécution de la prestation caractérisait nécessairement un lien de subordination entre le gestionnaire de la plateforme et ses prestataires. Force est de reconnaître auprès des juges du fond -, autant administratifs que judiciaires -, une réticence à systématiser la solution de la requalification.

Ne pensez-vous pas qu’il appartient au législateur ou à l’exécutif de reconsidérer la situation des travailleurs des plateformes numériques de réservation ?

 Une ordonnance du 21 avril 2021 a déjà ouvert la voie à une forme de régulation. Un établissement public dénommé ARPE (Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi) a pour fonction d’accompagner le développement du dialogue social entre les plateformes de mise en relation et les représentants des livreurs et chauffeurs. La présidence de l’ARPE a été confiée à M. Bruno Mettling. M. Joël Blondel en assure la direction. Des élections auront lieu du 9 au 16 mai 2022 pour constituer le conseil d’administration de cet organisme, dont l’objet est d’œuvrer en vue d’une amélioration des conditions de travail, tant matérielles que sociales, des travailleurs des plateformes (rémunération, santé au travail, formation professionnelle…). Ce scrutin organisé par voie électronique permettra à près de 100 000 travailleurs appartenant à ce secteur d’activité de désigner leurs représentants. Contrairement à d’autres pays, comme l’Angleterre, le choix a été fait en France de leur conserver le statut de travailleurs indépendants. Il appartiendra à l’ARPE, grâce à l’instauration de ce dialogue social qui était jusqu’à maintenant embryonnaire, de définir, selon les termes de la Ministre Elisabeth Borne, un « socle de droits concertés pour les travailleurs des plateformes ».

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