Par Julien Jeanneney, Professeur à l’Université de Strasbourg

En dépit des clabauderies de Donald Trump, la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine ne fait plus guère de doute. Ce dernier devra cependant attendre plus de deux mois avant d’en tirer pleinement profit : aux termes de la Constitution, la passation de pouvoir ne s’effectuera que le 20 janvier prochain. La période qui s’étend de l’élection présidentielle à l’entrée en fonction de son vainqueur est d’une durée exceptionnelle en regard des habitudes d’autres démocraties contemporaines. Elle soulève, hors cas de réélection d’un président, des difficultés singulières.

Quel est le cadre constitutionnel de la transition présidentielle ?

L’encadrement constitutionnel de la transition présidentielle est mince. Le refus de synchroniser l’élection présidentielle et l’entrée en fonction du nouveau président n’est pas prescrit par la Constitution fédérale. Elle le rend simplement possible en ne fixant la date que de la passation de pouvoir, depuis 1804 – d’abord le 4 mars, puis le 20 janvier depuis une révision constitutionnelle de 1933. Il revient au Congrès d’établir la date de l’élection présidentielle – fin octobre ou début novembre pour toutes les élections depuis 1792. Pour mettre fin à cette singularité, il suffirait au Congrès de repousser l’élection de deux mois.

La Constitution n’encadre pas davantage les conditions dans lesquelles s’opère cette transition. Avant le 20 janvier, elle ne retranche aucune des compétences du président sortant et n’en attribue pas davantage à son successeur : à tout instant, le pouvoir présidentiel s’exerce sans partage.

La principale originalité de cette période tient à la disjonction temporaire de la légitimité et du pouvoir présidentiels. En temps normaux, ils vont de pair : le président tire ses pouvoirs de la Constitution ; il les exerce au nom de la légitimité de son succès électoral. Pendant la transition présidentielle, l’équilibre est bouleversé par le déplacement de la légitimité électorale du président vers son successeur. En forçant le trait, on pourrait dire que le président sortant jouit d’un pouvoir sans légitimité et son successeur, d’une légitimité sans pouvoir.

Faute de prescriptions constitutionnelles détaillées, il est utile, pour éclairer la période actuelle, de se tourner vers les pratiques institutionnelles.

Habituellement, la transition est conçue comme le moyen d’aménager en douceur, dans l’intérêt général, la passation de pouvoir entre deux présidents et leurs administrations. L’habitude est ancienne. On en trouve trace au début de 1913, dans l’aide apportée par l’administration de William Taft au futur secrétaire d’État de Woodrow Wilson, William Jennings Bryan – qui s’était pourtant opposé à Taft, quatre ans plus tôt, lors de l’élection présidentielle. Elle se systématise à partir de 1952 : Harry Truman ordonne alors à son administration d’aider l’équipe de Dwight Eisenhower à se préparer à l’exercice du pouvoir.

Pour le vainqueur de l’élection présidentielle – volontiers qualifié de « président élu » (president-elect), quoique le premier terme n’ait pas de signification juridique –, il s’agit alors de remplir trois principales missions : approfondir sa compréhension des questions politiques du moment, élaborer des stratégies politiques et choisir les futurs membres du gouvernement et de l’administration. Les deux premières, au moins, impliquent qu’un dialogue soit possible avec le pouvoir en place.

Les pouvoirs du président sont-ils affectés pendant cette période ?

Pour le président sortant, cette transition constitue d’abord une contrainte.

S’il est bien, en droit, titulaire de toutes les compétences présidentielles, il ne jouit plus, en fait, de la plénitude de ces dernières. Son influence décline à mesure que s’approche l’intronisation de son successeur. Ses interlocuteurs habituels – chefs d’États étrangers, administrateurs et élus fédéraux, autorités d’États fédérés – se tournent plus volontiers vers ce dernier, en particulier lorsqu’ils partagent sa sensibilité politique. Les cadres de l’administration commencent à prendre leurs distances à l’égard de la Maison-Blanche. Pour désigner cette situation, la tradition politique américaine retient l’image d’un « canard boiteux » (lame duck), que son infirmité transformerait en proie facile.

Sans doute le poids de cette contrainte varie-t-il en fonction des circonstances.

D’une part, le dauphin – pour prolonger l’imaginaire animal – est-il issu du parti du président ? Les transitions sont d’autant plus douces que les administrations sont de la même sensibilité politique. L’alternance, à l’inverse, risque d’accroître les tensions.

D’autre part, le président a-t-il été candidat malheureux à un nouveau mandat ? Acceptée par tous, de longue main, lorsqu’il n’est pas candidat à sa succession, la transition prend une autre signification lorsqu’il a été battu par son successeur – à l’image de Gerald Ford face à Jimmy Carter en 1976 ou de Donald Trump aujourd’hui –, en particulier lorsque le vainqueur a obtenu un nombre insolent de grands électeurs – deux fois plus pour Bill Clinton, en 1992, face à George Bush, huit fois plus pour Franklin Roosevelt, en 1932, face à Herbert Hoover et dix fois plus pour Ronald Reagan, en 1980, face à Jimmy Carter.

Le président sortant a-t-il encore les moyens d’agir ?

Pour le président sortant, la transition constitue également une ressource.

En effet, libéré de l’ambition d’être réélu et de la crainte d’être destitué, il bénéficie – pour un bref moment – d’une forme d’irresponsabilité politique, tout en disposant encore de nombreux instruments juridiques et politiques. De longue date, certains ont ainsi cherché, au crépuscule de leur mandat, à faire ce qui pouvait encore l’être, notamment dans l’ordre du symbolique, ou à entraver, pour un temps, les effets d’une bascule du pouvoir.

Tout d’abord, une majorité amie au Sénat permet de procéder à d’ultimes nominations. Battu par le républicain-démocrate Thomas Jefferson en 1800, John Adams met à profit les dernières heures de son mandat pour renforcer la présence des fédéralistes dans le gouvernement fédéral, en nommant, en particulier, une fournée de juges fédéraux, dont le président de la Cour suprême John Marshall.

Ensuite, le président sortant peut adopter des actes réglementaires sur lesquels son successeur aura du mal à revenir. Au titre de l’Antiquities Act de 1906, qui habilite le président à protéger certains sites en leur attachant la qualité de « monument national » – sans que ne soit prévue de procédure pour revenir en arrière –, Bill Clinton protège, après l’élection de son successeur, plus de 800 000 hectares de terres et 33 millions d’hectares de récifs de corail au large d’Hawaï. Pour limiter la portée d’autres actes de son prédécesseur, George W. Bush impose, dès sa prestation de serment, un moratoire sur leur application, afin de les examiner en détail.

En outre, le président peut toujours exercer son veto – hypothèse rendue moins probable par la situation du Congrès pendant cette période – et, surtout, prononcer des grâces et des amnisties. Parmi leurs bénéficiaires, citons, entre autres, les meneurs de la « révolte du whisky » à la fin de la présidence de George Washington, des membres de l’administration Reagan impliqués dans l’affaire « Iran-Contra » à la fin de celle de George Bush, ainsi qu’une centaine de personnes – dont le propre demi-frère de Bill Clinton –, quelques heures avant que ce dernier ne transmette le pouvoir à George W. Bush.

Enfin, dans l’ordre international, le président peut prendre des décisions qui lieront le pays pour des mois ou des années. Il dispose toujours de la force armée. George Bush ordonne ainsi, en décembre 1992, l’envoi de 28 000 militaires en Somalie. En matière d’engagements internationaux, des décisions, même symboliques, suffisent à placer l’administration suivante dans l’embarras. Pensons à la signature, en 2000, du statut de Rome établissant la Cour pénale internationale, ordonnée par Bill Clinton, contre l’avis du Congrès, alors que chacun sait qu’il ne sera pas ratifié. D’autres décisions ont une portée pérenne. Battu par Ronald Reagan en 1980, Jimmy Carter négocie, dans un effort pour obtenir la libération des otages américains à Téhéran, l’instauration d’une instance arbitrale, le Tribunal irano-américain des réclamations, qui modifie pour l’avenir les recours ouverts aux victimes américaines d’expropriations opérées par le nouveau régime iranien.

Depuis quelques jours, Donald Trump interdit à son administration d’entrer en dialogue avec « l’équipe de transition » de Joe Biden. En regard des nombreux procédés encore à sa disposition, la bataille – on l’imagine – ne fait que commencer.