Depuis qu’il a été saisi sur la réforme des retraites, on ne parle plus que de lui. Mais comment fonctionne le Conseil constitutionnel ? Quel est son rôle ? Comment les membres travaillent-ils à l’élaboration d’une décision ? Nicole Belloubet, Présidente du Club des juristes, nous fait bénéficier de son expérience en tant qu’ancienne membre du Conseil constitutionnel.

Pouvez-vous nous expliquer le rôle du Conseil constitutionnel de manière générale et, plus précisément, dans un contexte de tension sociale ?

Laissons ici de côté les attributions étrangères au contrôle de constitutionnalité de la loi. Concernant « la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 » plus communément appelée loi de réforme sur les retraites, le Conseil constitutionnel a exercé son rôle de “vérificateur” de la conformité d’une loi à la Constitution. Il s’agit d’une compétence majeure dont la portée est essentielle puisqu’elle place l’exercice de notre démocratie dans le cadre d’un état de droit : tous les organes de l’Etat et le Parlement lui-même doivent respecter la constitution adoptée par le peuple français. Le Conseil constitutionnel est précisément là pour assurer la conformité des lois à la constitution. C’est ce contrôle, qui s’exerce obligatoirement concernant les lois organiques et les règlements des assemblées, qui a été mis en œuvre concernant la loi sur les retraites.

Pour vérifier la conformité d’un texte à la Constitution Le Conseil constitutionnel peut être sollicité de deux manières.

Dans le premier cas (art .61), il s’agit de vérifier la conformité d’une loi à la Constitution a priori, c’est-à-dire avant que la loi ne soit promulguée et mise en œuvre. Dans le second cas (art 61-1), il s’agit de vérifier la conformité d’une loi à la Constitution après sa mise en œuvre. Dans cette hypothèse, le Conseil constitutionnel est sollicité par le biais d’une procédure particulière, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Elle existe depuis la révision constitutionnelle de 2008, mise en œuvre en 2010. Ce sont des justiciables qui, à l’occasion d’un litige, peuvent saisir le Conseil constitutionnel d’une disposition législative déjà en vigueur qui leur paraît contraire à la Constitution.

La vérification de la conformité à la constitution de la loi sur la réforme des retraites s’est effectuée dans le cadre de l’article 61 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel vérifie la conformité à la Constitution tant de la procédure d’adoption de la loi que des dispositions de fonds du texte. Il s’agit d’un contrôle très approfondi puisque la norme de référence est la “Constitution” et que, par ce terme, on entend non seulement les articles du texte de la Constitution de 1958 mais également les préambules qui lui ont été adjoints à savoir la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l’environnement, adoptée en 2005. De ces textes découlent un ensemble de principes et de règles à valeur constitutionnelle que le législateur a l’obligation de respecter. Le Conseil constitutionnel effectue ainsi un contrôle entre le texte adopté par le parlement et ces normes constitutionnelles. Il vérifie également la conformité d’une loi aux lois organiques, notamment celles relatives aux lois de finances et aux lois de financement de la sécurité sociale.

Dans une période de tension sociale à propos d’un texte, comme c’est le cas actuellement, le Conseil constitutionnel a le pouvoir du “dernier mot juridique”. C’est lui qui va dire, au sein du texte adopté, ce qui est conforme, totalement ou partiellement à la Constitution, ou bien ce qui ne l’est pas. Cela peut conduire à la clarification, au moins juridique, d’une situation sociale.

Quel a été le processus de saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre de la réforme des retraites ?

Il existe schématiquement deux cas de saisine du Conseil constitutionnel : soit par les justiciables dans le cas d’une QPC, soit lors du contrôle a priori  par deux types d’autorités de saisine : les autorités instituées de l’Etat d’une part, c’est-à-dire le Président de la République, le Premier ministre et les Présidents des deux assemblées ; les parlementaires (60 députés ou 60 sénateurs), d’autre part. La plupart du temps, ce sont les parlementaires, et plus spécifiquement les groupes d’opposition qui défèrent une loi au Conseil constitutionnel, faisant valoir un certain nombre d’arguments juridiques pour tenter de la faire déclarer non-conforme à la Constitution.

Dans le cadre de la loi retraite, le Conseil a été saisi à la fois par la Première ministre, Elisabeth Borne, deux groupes d’opposition à l’Assemblée nationale (le Rassemblement national et la France Insoumise) et les groupes d’opposition de gauche du Sénat. De mon point de vue, ces saisines ont une double signification. La Première ministre a saisi le Conseil constitutionnel, par un courrier bref, pour montrer qu’elle ne craignait pas d’aller au terme du processus d’élaboration de la loi qui avait été, en quelque sorte, tronqué par l’utilisation de dispositions constitutionnelles procédurales. Elle a ainsi voulu s’assurer de la validité de la procédure d’adoption du texte et sans doute souhaité obtenir par ailleurs une déclaration de conformité sur le fond des dispositions du texte.

Les parlementaires d’opposition ont, quant à eux, joué un rôle classique, faisant valoir des arguments juridiques que l’on peut regrouper autour de deux points essentiels :

La procédure, avec l’idée que l’utilisation de multiples outils constitutionnels lors des débats parlementaires, que sont, entre autres, l’article 47-1 de la Constitution (inscription de cette réforme dans un projet de loi rectificatif de financement de la sécurité sociale), l’article 49 alinéa 3 de la Constitution (engagement de la responsabilité du gouvernement après l’adoption d’un texte sans vote) et les articles 38 et 42 du règlement du Sénat (pour accélérer les débats), a entraîné une altération des débats et une forme d’insincérité du vote. Or, parmi les principes dégagés par le Conseil constitutionnel, figurent tant l’intelligibilité des textes que la clarté et la sincérité des débats parlementaires ainsi que l’utilisation de procédures conformes à la Constitution (interdictions de cavaliers, c’est-à-dire de dispositions sans rapport avec l’objet initial de la loi).

Sur le fond, les parlementaires estiment également que le texte adopté contrevient à diverses dispositions constitutionnelles : le droit à la protection sociale (al.11 du préambule de 1946), l’égalité des droits entre les femmes et les hommes  (al 3 du préambule de 1946) ainsi que le principe d’égalité qui découle de l’art 1er de la constitution et de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Le Conseil constitutionnel a ainsi eu en main tous les arguments pour statuer, tant sur la procédure que sur le fond.

Il me semble important de préciser deux derniers points :

Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d’un texte, il peut statuer au-delà des motifs de saisine, c’est-à-dire qu’il peut soulever de lui-même une irrégularité constitutionnelle. Il le fait généralement assez peu mais cela accentue ses pouvoirs de contrôle.

Notons toutefois, et ceci est un point essentiel, que le Conseil constitutionnel a toujours eu pour ligne de conduite de ne pas statuer à la place du Parlement. C’est aux parlementaires qu’il appartient d’écrire la loi. Il ne dispose pas d’un pouvoir créateur, identique à celui du Parlement. On dit souvent que le Conseil constitutionnel « tient la gomme, pas le crayon » ; Il efface ce qui est contraire à la Constitution mais ne réécrit pas le texte à la place du législateur.

En qualité d’ancienne membre du Conseil constitutionnel, pouvez-vous nous décrire une journée type, la manière dont les membres travaillent à l’élaboration d’une décision ?

Il n’y a pas de journée type pour un membre du Conseil constitutionnel. Tout dépend de son rôle dans l’affaire qui est traitée. En réalité, la procédure de traitement d’un dossier est divisée en plusieurs étapes.

Cela commence par la réception du dossier, qu’il s’agisse d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou du contrôle d’un texte a priori. Le dossier ou les courriers de saisine arrivent au service juridique du Conseil constitutionnel. Ce service joue un rôle essentiel : il est le point nodal du conseil, placé sous la responsabilité du secrétaire général du conseil et d’un directeur de service. Au service de chacun des membres du Conseil constitutionnel, il rassemble une véritable puissance d’analyse juridique. La première étape du processus suivi au conseil consiste donc à rassembler les différentes pièces relatives à un dossier. Ces pièces sont nombreuses car, au fil des ans, le conseil a changé de nature. Au départ, en 1958, il était conçu comme une institution dont la vocation était d’être un “canon braqué sur le Parlement” : il devait veiller à ce que le Parlement ne sorte pas de son rôle et à ce que l’exécutif puisse effectivement gouverner ce qui doit être compris en référence à l’histoire de la IVème République. Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel se transforme peu à peu en une juridiction. Il n’est pas encore une cour suprême mais il pourrait le devenir. Puisqu’il se juridictionnalise, c’est une véritable procédure contradictoire qui s’établit en son sein. C’est la raison pour laquelle, sur chacun des dossiers qui lui parviennent, le service juridique du Conseil constitutionnel recueille les pièces liées à ce contradictoire. Lorsqu’il s’agit, comme pour la loi sur les retraites, d’une saisine concernant un contrôle a priori, les pièces contradictoires sont constituées par l’ensemble des saisines et par les observations du gouvernement. Le Conseil constitutionnel peut également décider d’entendre les saisissants, ce qui est jusqu’à présent assez rare mais il l’a fait dans le cadre de la loi sur les retraites, ou des experts.

Lorsque les pièces sont réunies, l’un des membres du Conseil constitutionnel est désigné comme rapporteur sur le dossier. En général, il est seul notamment pour les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Dans le cadre de décisions plus délicates ou du contrôle de lois plus complexes, deux rapporteurs peuvent être désignés. Cela a été le cas, je crois, pour la loi sur les retraites. Les rapporteurs étudient les divers documents, travaillent avec le service juridique qui a rédigé une première notre d’ensemble sur le dossier, peuvent aussi dialoguer avec des experts sur le fond des dossiers. Puis les rapporteurs rédigent le rapport qui servira de base à la décision. Cette phase suppose une analyse rigoureuse de la part du rapporteur pendant que les autres membres du Conseil travaillent sur le dossier. Le rapport sera archivé pendant 25 ans avant d’être rendu public.

In fine, le rapporteur va, toujours avec l’aide du service juridique, proposer l’écriture d’un projet de décision. Il peut arriver, mais c’est assez rare, que deux projets de décision concurrents soient rédigés pour mesurer l’impact et la portée d’une écriture qui soit, aboutiraient à des conclusions différentes, soit traduiraient, pour une même décision, des raisonnements spécifiques. Une fois rédigé, le projet de décision sera transmis aux autres membres du Conseil constitutionnel. Saisis du dossier en même temps que le rapporteur, ils procèdent à sa lecture et à son analyse critique. S’engage alors un dialogue informel entre le rapporteur et chacun des membres du Conseil, ces derniers faisant part de leurs accords ou désaccords sur certains points, des inflexions souhaitées sur d’autres, ainsi que de leur volonté de faire éventuellement évoluer la décision dans tel ou tel sens.

La dernière étape est celle du délibéré. Le travail produit par l’ensemble des membres du Conseil et spécifiquement par le rapporteur est alors examiné par tous les membres du conseil réunis dans la salle du délibéré. Ne sont présents que les membres du Conseil et le service juridique qui, en retrait, prend en note les échanges. Le rapporteur procède à la lecture de son rapport. Puis s’engage une discussion entre le rapporteur et les membres du Conseil constitutionnel sur les différents points juridiques soulevés par le projet de décision présenté. Des modifications d’écriture sont éventuellement apportées en séance en fonction de l’orientation des débats. Une fois les discussions achevées et en cas d’unanimité, il n’y a pas de vote formel. En cas de désaccords, le Président du Conseil constitutionnel soumet le projet de décision au vote formel des membres.

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