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Tir mortel sur un détenu : légitime défense ? CEDH 19 mai 2022 (Bouras c/ France)

Par Jacques-Henri Robert – Professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas – Expert au Club des Juristes

Le 19 mai 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un arrêt par lequel elle rejette la requête du père d’un détenu qui avait été tué par un gendarme adjoint alors que, en cours de transfèrement, il menaçait la vie d’un autre gendarme de son escorte. Selon la CEDH, le tir du gendarme adjoint est un geste de légitime défense qui ne porte donc pas atteinte au droit à la vie qu’elle protège . La CEDH avait été saisie après que la chambre criminelle de la Cour de cassation  eut rejeté le pourvoi  du requérant contre une décision de non-lieu du chef de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner rendue  au bénéfice du tireur .

Quels sont les faits qui ont amené la CEDH à se prononcer sur ce qui pouvait caractériser une légitime défense au sens du droit européen ?

Il s’agissait, en l’espèce, de la mort d’un détenu provisoire qui, au cours de son transfèrement vers un juge d’instruction, était sur le point de tuer la gendarme assise avec lui sur la banquette arrière d’une modeste Clio de la gendarmerie ; il tenta de se saisir de l’arme de service de cette fonctionnaire et alors qu’elle était en très mauvaise posture, le corps à demi étendu sur la chaussée, le conducteur de l’automobile, après avoir vainement essayé de maîtriser le rebelle en le bastonnant, le tua d’un coup unique de son arme à feu de service.

La singularité de l’affaire tient à ce que l’auteur de ce coup de feu n’était pas un fonctionnaire titulaire, mais un « gendarme adjoint volontaire » et qu’il ne bénéficiait pas de réglementation applicable à l’époque et relative à l’usage des armes par les officiers et sous-officiers de gendarmerie. Son comportement ne pouvait donc pas être jugé sur le fondement de l’article 122-4 du Code pénal, qui justifie les actes autorisés par la loi commis par des représentants de la force publique, mais sur le seul fondement de son article 122-5, qui définit la légitime défense applicable à n’importe quel citoyen.

La Cour européenne est compétente pour juger les affaires de légitime défense en application de l’article 2 de la Convention [européenne] de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui affirme le droit à la vie, mais qui ajoute, dans son § 2 : « La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ». Le droit français est conforme à cette stipulation puisque l’article 122-5 du Code pénal dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte ».

Par son arrêt Bouras, la Cour rappelle que son rôle n’est pas celui d’une cour d’assises ni d’un tribunal correctionnel qui rejugerait les personnes bénéficiant de la légitime défense, mais qu’elle statue sur le point de savoir si, en les exonérant de leur responsabilité pénale, les juridictions de l’État défendeur n’ont pas violé l’article 2 de la Convention (§ 53). Il lui faut néanmoins considérer concrètement les faits.

La légitime défense suppose l’existence d’une attaque à quoi la riposte est nécessaire et proportionnée et la Cour examine le point de savoir si ces conditions étaient réunies.

 Selon quel critère la CEDH apprécie-t-elle le caractère injuste de l’attaque ?

Par définition, la légitime défense s’exerce dans une situation d’urgence et le défenseur ne jouit pas d’un loisir prolongé pour apprécier le danger auquel lui-même ou autrui est exposé. A plusieurs reprises, et encore dans l’arrêt Bouras (§ 56), la Cour pose cette règle nuancée : « Pour déterminer si l’emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié, la Cour examine si l’agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire d’y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés » (soulignement ajouté).

Les tribunaux invités à statuer en la matière doivent se garder de poser, a posteriori, un jugement purement objectif sur le déroulement des faits, mais imaginer ce que fut l’état d’esprit du défenseur dans le feu de l’action. La Cour de cassation française a même jugé qu’en présence d’une attaque en fait inexistante mais vraisemblable, le défenseur pouvait subjectivement et raisonnablement croire à un péril imminent et avoir agi par légitime défense (Cass. crim., 18 oct. 1972 : Bull. crim. 1972, n° 293).

Dans l’affaire Bouras, la CEDH admit que le tir du gendarme adjoint sur le détenu relevait de la légitime défense et pour ce faire, se convainquit facilement de ce que le gendarme mis en examen pouvait croire au péril mortel dans lequel se trouvait sa collègue (§ 64).

Quel raisonnement permet à la CEDH de décider que le tir du gendarme adjoint, immédiatement mortel, est une défense nécessaire et proportionnelle ?

Le requérant, père du détenu décédé, contestait la nécessité et la proportionnalité de la défense, qui sont des conditions pour caractériser la légitime défense. L’argument a deux aspects, l’un individuel qui suppose d’apprécier la situation concrète du gendarme adjoint en face de l’attaque du détenu, l’autre administratif qui requiert d’analyser la potentielle responsabilité de l’Etat français dans l’organisation du transfèrement.

Les données de fait étaient favorables au gendarme adjoint qui avait fait de vaines tentatives pour maîtriser l’agresseur et la Cour approuve les juridictions nationales d’en avoir tenu compte dans leur décision de non-lieu rendue au profit du gendarme adjoint (§§ 62 à 64).

Plus intéressante, puisqu’il s’agissait d’apprécier la responsabilité de l’État français défendeur, était l’argumentation qui alléguait l’insuffisance des précautions prises par l’administration. Le requérant soutenait ainsi que le gendarme n’avait pas bénéficié d’une formation suffisante, aurait dû bénéficier d’équipements supplémentaires et que l’organisation et le contrôle de l’extraction judiciaire auraient été déficients. En effet, si c’est une négligence administrative qui a causé le péril, la défense cesse d’être justifiée : elle le resterait pour le justiciable, personne physique, mais cette négligence entraînerait la responsabilité de l’État défendeur.

Dans le cas particulier, les dangers prévisibles du transfèrement de ce détenu avaient été exactement appréciés par l’administration (§ 67).

Mais la Cour s’interroge aussi, sur les dispositions administratives générales qui encadrent en droit français la sécurité des transfèrements de prisonniers (§ 61). Les gendarmes n’étaient équipés que de grenades lacrymogènes (en l’espèce inutilisables car elles auraient paralysé l’action des agents eux-mêmes), et de bâtons de défense. Or, un autre moyen non létal, spécifiquement un pistolet à impulsion électrique, aurait pu éviter le recours à une arme à feu.

Se répondant à elle-même, la Cour fait cette observation dont on peut admirer le bon sens : « Bien qu’il soit souhaitable que de tels moyens soient répandus si l’on veut limiter progressivement le recours aux méthodes susceptibles d’entraîner la mort, établir une telle obligation de principe sans tenir compte des circonstances d’une affaire donnée imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui, eu égard notamment au caractère imprévisible de la nature humaine ». Plus indépendante qu’un juge, la CEDH ne limite pas son activité à des syllogismes judiciaires, mais se fait aussi le conseiller des Gouvernements nationaux. En conséquence de quoi, les sept juges composant la cinquième chambre de la CEDH, concluent, à l’unanimité que la France n’avait pas violé l’article 2 de la Convention.

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