Par Emmanuel Derieux, Professeur de droit des médias à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas

L’acte terroriste dont Samuel Paty a été victime a conduit certains à mettre en cause l’internet et à appeler à un renforcement du droit qui lui est applicable. Cela est-il véritablement nécessaire et justifié ?

Quelles qualifications juridiques retenir à l’encontre des messages de terrorisme ?

De nombreuses qualifications juridiques sont susceptibles d’être retenues.

Sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881, il peut s’agir de diffamations ou d’injures, et spécifiquement de diffamations et d’injures haineuses, racistes ou discriminatoires, et de provocations à la haine ou à la violence de même nature.

Sont également visés ceux qui « auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions » telles que « les atteintes volontaires à la vie » ou « à l’intégrité de la personne », ainsi que ceux qui en auront fait l’apologie.

Est encore réprimée « la diffusion […] de la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit, lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d’une victime ».

À ces dispositions de la loi de 1881, dont l’application se heurte à des particularités de procédure et à l’exigence d’une exacte qualification des faits poursuivis, s’ajoutent celles du Code pénal.

Dans un chapitre relatif aux « actes de terrorisme », l’article 421-1 dudit Code pose notamment que constituent de tels actes, « lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions » telles que « les atteintes volontaires à la vie » et à « l’intégrité de la personne ».

Les articles suivants retiennent les faits « de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation […] d’un des actes de terrorisme » ; « d’adresser à une personne des offres ou des promesses […] de la menacer ou d’exercer sur elle des pressions afin qu’elle participe » à un tel groupement ou entente ou « qu’elle commette des actes de terrorisme ».

Est réprimé « le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme » ou d’en faire l’apologie. Les peines sont aggravées lorsque, pour cela, a été utilisé un service de communication au public en ligne.

De nombreuses qualifications peuvent donc être retenues à l’encontre de messages relatifs à des actes de terrorisme mis en ligne. Il convient de déterminer ceux dont la responsabilité peut être engagée de ce fait.

Quand les prestataires techniques sont-ils responsables des messages de terrorisme ?

La possibilité d’engager la responsabilité des prestataires techniques, à raison de messages de terrorisme, dont ils ne sont ni les auteurs ni les éditeurs, mis en ligne sur l’internet est soumise à des conditions particulières.

L’article 6.I.7 de la loi n° 2004-575, du 21 juin 2004, pose que les fournisseurs d’accès et d’hébergement ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations » qu’ils « transmettent ou stockent ».

S’agissant desdits fournisseurs d’accès, l’article L. 32-3-3 du Code des postes et des communications électroniques dispose qu’ils ne peuvent voir leur responsabilité engagée que s’ils sont « à l’origine de la demande de transmission litigieuse » ; s’ils en sélectionnent le destinataire ; ou s’ils sélectionnent ou modifient le contenu du message.

Un même régime de responsabilité conditionnelle est posé, par ladite loi du 21 juin 2004, à l’égard des fournisseurs d’hébergement.

L’article 6.I.2 et 3 dispose qu’ils « ne peuvent pas voir leur responsabilité » civile ou pénale « engagée du fait des activités ou des informations stockées » s’ils « n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où (ils) en ont eu cette connaissance, (ils) ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».

L’article 6.I.8 prévoit cependant que « l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête », aux fournisseurs d’hébergement ou, à défaut, aux fournisseurs d’accès, « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu » d’un tel service.

Aux termes de l’article 6-1 de la même loi, « lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes […] le justifient, l’autorité administrative peut demander » aux fournisseurs d’hébergement « de retirer les contenus » litigieux. En « l’absence de retrait de ces contenus dans un délai de vingt-quatre heures », par les éditeurs de services ou les fournisseurs d’hébergement, la même autorité « peut notifier » aux fournisseurs d’accès « la liste des adresses électroniques des services » contrevenants. Ceux-ci « doivent alors empêcher sans délai l’accès à ces adresses ». La même notification peut être adresse « aux moteurs de recherche ou aux annuaires, lesquels prennent toute mesure utile destinée à faire cesser le référencement du service ».

Toute initiative législative nouvelle qui viserait à imposer, aux prestataires techniques de l’internet, aux plateformes d’échange et exploitants de réseaux sociaux, des obligations supplémentaires de contrôle, de blocage ou de retrait de messages en relation avec des actes de terrorisme ouvrirait la voie à des formes de censures privées. Elle risquerait d’être sanctionnée par le Conseil constitutionnel, parce que portant atteinte à la liberté de communication, comme il l’a fait, par sa décision n° 2020-801, du 18 juin 2020, à l’égard de l’essentiel des dispositions de ladite « loi Avia », du 24 juin 2020, « visant à lutter contre les contenus haineux sur internet ».

La responsabilité des contenus litigieux, et notamment relatifs au terrorisme, doit incomber à leurs auteurs et éditeurs.

Quand les auteurs et les éditeurs sont-ils responsables des messages de terrorisme ?

La responsabilité des messages qui circulent à travers les services de communication au public en ligne incombe à leurs auteurs et éditeurs.

Aux termes de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, « au cas où l’une des infractions prévues par […] la loi du 29 juillet 1881 […] est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication […] sera poursuivi comme auteur principal lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public. À défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal ». Le même article ajoute que « lorsque le directeur […] de la publication sera mis en cause, l’auteur sera poursuivi comme complice ».

L’article 6.III.1 de la loi du 21 juin 2004 pose que « les personnes dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne mettent à disposition du public […] le nom du directeur […] de la publication ». Tandis que, aux termes de l’article 6.III.2, les personnes éditant un tel service à titre non professionnel « peuvent ne tenir à la disposition du public, pour préserver leur anonymat, que le nom, la dénomination sociale ou la raison sociale et l’adresse » du fournisseur d’hébergement, « sous réserve de lui avoir communiqué les éléments d’identification personnelle » les concernant.

L’article 421-2-5 C. pén. applique ledit régime de responsabilité en cascade à l’infraction de provocation ou d’apologie du terrorisme commise par la voie de la communication au public en ligne.

De nombreuses dispositions permettent de réprimer la diffusion, notamment à travers les services de communication au public en ligne, de messages de terrorisme. Elles permettent d’y faire obstacle et de désigner les personnes appelées à en assumer la responsabilité. Leur application paraît suffisante, sans qu’il soit nécessaire d’envisager d’en ajouter d’autres, spécifiques à l’internet, au risque de menacer le délicat équilibre entre les garanties de « la libre communication des pensées et des opinions » et l’obligation d’avoir à « répondre des abus de cette liberté », conformément au principe énoncé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au respect duquel veille le Conseil constitutionnel, comme, sur la base de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, le fait également la Cour européenne des droits de l’homme.