Par Rémi Dalmau, Agrégé des facultés de droit, Professeur à l’Université de Lorraine, faculté de droit de Nancy

Alors que le distributeur canadien Couche-Tard s’est positionné début janvier pour un rachat du groupe Carrefour, le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance s’est publiquement opposé à l’opération, avançant l’argument de la sécurité alimentaire des Français et de la protection des filières agricoles.

Dans quel contexte juridique s’inscrit l’opposition de Bruno Le Maire au rachat de Carrefour par Couche-Tard ?

L’opposition du ministre de l’Économie s’inscrit dans un contexte juridique marqué par l’accroissement des pouvoirs de contrôle des investissements étrangers dans l’Union européenne (règlement n° 2019/452 du 19 mars 2019, JOUE L 71, 21 mars 2019, p. 1) et le reste du monde. Le but affiché est de mieux protéger face à la mondialisation les intérêts nationaux et les secteurs d’activités sensibles.

La France dispose depuis longtemps d’un dispositif de filtrage des investissements qui a été singulièrement renforcé. Le mouvement a débuté avec le fameux décret Montebourg du 14 mars 2014 allongeant la liste des activités soumises au contrôle des investissements étrangers. Puis, un décret du 29 novembre 2018 a étendu le domaine de l’autorisation à des activités liées aux nouvelles technologies (cybersécurité, intelligence artificielle, robotique, etc.). La loi PACTE de 2019 a encore étayé le dispositif français (L. 151-1 et s. du code monétaire et financier) en élargissant les pouvoirs du ministre de l’Économie notamment au sujet des sanctions (L. 151-3-1 et 2 CMF).

Enfin, le droit français a une nouvelle fois été retouché par le décret du 31 décembre 2019 qui a réécrit une bonne partie du dispositif réglementaire avant d’être lui-même modifié par un décret du 22 juillet 2020. C’est en contemplation de cet arsenal que Bruno Le Maire s’est publiquement prononcé contre l’opération entre Carrefour et Couche-Tard. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’actuel ministre de l’Économie s’empare de son pouvoir de contrôle des investissements étrangers. Il l’a fait savoir dans l’affaire de l’acquisition de la société Photonis par le groupe américain Teledyne en avril 2020 et avait déjà assuré dans les médias en 2018 refuser « beaucoup » d’investissements chinois.

Que dit le décret du 31 décembre 2019 sur le rachat d’entreprises françaises ?

Ce décret, codifié aux articles R. 151-1 et suivants du CMF, doit être lu en combinaison avec les articles L. 151-1 et s. du même code. Après avoir proclamé la liberté des relations financières avec l’étranger, ces textes établissent une procédure stricte d’autorisation préalable du ministre de l’Économie de certaines opérations d’acquisition par des investisseurs étrangers d’entités ou d’activités sensibles exploitées en France.

Les textes définissent les personnes dont les opérations d’investissements sont contrôlées et les activités concernées. La définition des investisseurs étrangers (personnes physiques ou entités) est large. Dans certains cas, même des personnes physiques de nationalité française ou entités de droit français peuvent être concernées (R. 151-1 CMF). Les opérations en cause, quant à elles, sont essentiellement des prises de contrôle d’entités de droit français ou l’acquisition de branches d’activités d’entités de droit français. L’obtention d’une influence certaine y est également soumise en cas de franchissement par un investisseur étranger seul ou de concert d’un seuil abaissé à 25 % depuis le décret en 2019. Au regard de ces conditions, l’opération d’acquisition de Carrefour envisagée par Couche-Tard, société canadienne, entre manifestement dans le champ du contrôle.

Il reste, néanmoins, à savoir si l’activité de Carrefour peut correspondre aux secteurs d’activités concernés par l’autorisation. Tout investissement étranger en France ne fait, en effet, pas l’objet d’une autorisation. L’article R. 151-3 CMF liste essentiellement des activités susceptibles de porter atteinte à la défense nationale, participant à l’exercice de l’autorité publique ou de nature à porter atteinte à l’ordre public et à la sécurité publique. Sont également concernées des activités qui portent sur des infrastructures, biens ou services essentiels. Le concept de « souveraineté alimentaire » invoqué par le ministre peut être rattaché à ce texte en ce qu’il vise « la production, la transformation ou la distribution de produits agricoles énumérés à l’annexe I du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lorsque celles-ci contribuent aux objectifs de sécurité alimentaire nationale » (II-9°), tant il est vrai que la crise sanitaire a fait apparaître toute l’importance des réseaux de distribution.

En admettant que les activités de Carrefour, pour partie au moins, participent à la « sécurité alimentaire nationale », l’opération envisagée avec Couche-Tard, société canadienne, peut entrer dans le champ d’application du décret. Le ministre de l’Économie dans ce cas exerce un pouvoir d’autorisation préalable qui est assorti de contraintes puissantes pour les entités concernées en cas de non-respect de la décision (suspension des droits de vote, interdiction de distribution de dividendes, interdire la vente d’actifs, désignation d’un mandataire, etc.).

Pourquoi Bruno Le Maire s’est-il opposé au rachat de Carrefour par Couche-Tard ? Quelles autres voies peuvent envisager les parties ?

Sous couvert de protéger la sécurité alimentaire du pays que l’on trouve dans le décret de 2019, c’est surtout la question du transfert du contrôle à un groupe étranger de l’entreprise présentée comme le premier employeur privé de France qui se pose. Le niet de Bruno Le Maire s’inscrit dans le contexte politique de la pandémie et des débats qui se sont ranimés dans le pays sur la délocalisation et l’affaiblissement de certaines branches d’activités. Face à l’opinion publique, le Gouvernement veut se présenter comme le garant des intérêts nationaux. Ce protectionnisme a pour but d’éviter que le Gouvernement ne soit taxé d’un ultralibéralisme livrant les entreprises françaises aux hordes d’investisseurs étrangers.

On peut quand même s’étonner de ce « non » ferme et définitif. L’usage décomplexé du pouvoir d’autorisation préalable peut faire perdre la France un peu de son attractivité, même si les déterminants des investissements étrangers reposent sur de multiples considérations. Car la réponse aurait pu être plus nuancée. Les textes n’imposent pas l’alternative binaire « oui » ou « non ». En application de l’article L. 151-3-II CMF, le ministre peut imposer des conditions à la réalisation de l’opération, dans le respect du principe de proportionnalité (art. R. 151-8 CMF). Il aurait donc été possible de laisser les parties faire preuve d’inventivité pour proposer au ministre des conditions satisfaisantes pour la préservation des intérêts nationaux (R. 151-10). La position du ministre est donc éminemment politique. Mais, les parties peuvent encore envisager, au lieu d’une prise de contrôle, des partenariats ou des entités communes qui ne sont pas soumises à l’autorisation, ce qui semble d’ailleurs la voie privilégiée.

Pour terminer, on soulignera que l’on ne sait pas si la procédure a été véritablement engagée par Couche-tard. Si l’opposition a simplement été formulée dans les médias en dehors de toute décision formelle, ce qui semble être le cas, aucun recours n’est possible. En revanche, si la procédure a été menée à son terme et qu’une décision formelle a été prise, Couche-tard peut demander l’annulation de la décision. Le succès d’un tel recours n’est pas garanti. De plus, il ferait sans doute perdre beaucoup trop de temps pour la réalisation d’une telle opération. D’intéressants arguments pourraient cependant être soulevés : à supposer que Carrefour serait affaibli par l’opération, existerait-il un vrai risque sur la sécurité alimentaire alors qu’avant l’épidémie de Covid la grande distribution était en perte de vitesse face à d’autres modes d’approvisionnement ? De surcroît, il ne serait pas inintéressant de discuter de la compatibilité du nouveau dispositif français avec le droit de l’Union européenne, car l’histoire du contrôle des investissements étrangers montre que le droit français n’est pas toujours ressorti indemne de cette confrontation (CJCE, 14 mars 2000, aff. C-54/99).