Par Alexia Gardin, Professeur à l’Université de Lorraine, IFG

Les salariés en télétravail doivent-ils bénéficier des titres-restaurant accordés par l’employeur aux salariés travaillant dans les locaux de l’entreprise ? Sans doute trop vite résolue par le ministère du Travail dans ses Questions-Réponses sur le « Télétravail en période de COVID 19 » du 20 mars 2020 (mise à jour 25 mars 2021), la question vient de rebondir à la suite de deux décisions de tribunaux judiciaires rendues en sens contraire, qui illustrent toute la difficulté qu’il peut y avoir à saisir le sens et la portée du principe de l’égalité de traitement. Les deux litiges mettaient en jeu une décision de l’employeur de ne pas attribuer de titres-restaurant aux salariés placés en télétravail en raison de l’état d’urgence sanitaire lié à la pandémie de COVID 19. Le recours – formé dans les deux cas par le syndicat UNSA – invitait le juge à déterminer si l’éviction des télétravailleurs de l’avantage consenti ne constituait pas une rupture de l’égalité de traitement posée par l’article L 1222-9, III. au bénéfice de ces derniers. Admise par le Tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris 30 mars 2021, n° 20/09805), la rupture d’égalité a été écartée par celui de Nanterre quelques jours auparavant (TJ Nanterre 10 mars 2021, n° 20/09616). La lecture croisée de ces décisions montre que les analyses divergent tant sur la comparaison des situations que sur l’examen des justifications dans une approche tâtonnante des conditions de mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement.

Quelles sont les conditions de mise en œuvre de l’égalité de traitement ?

L’égalité de traitement entre les télétravailleurs et les salariés exécutant leur travail dans les locaux de l’entreprise peut se revendiquer de plusieurs fondements légaux et conventionnels : l’article 4 de l’ANI relatif au télétravail du 19 juillet 2005 qui dispose que « les télétravailleurs bénéficient des même droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise » ; mais aussi l’article L 1222-9, III. du Code du travail qui a repris l’injonction conventionnelle dans une formule plus ramassée : « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise ». Quelle que soit la formule textuelle, la filiation avec le principe général d’égalité de traitement est patente et elle appelle le contrôle de deux conditions « classiques » :

  • positivement, il faut que soit établie une comparabilité de situation au regard de l’avantage considéré, ce qu’il appartient en principe au salarié de démontrer ;
  • négativement, il faut que la différence opérée ne repose pas sur des éléments objectifs, cette justification étant à la charge probatoire de l’employeur.

Ces points de contrôle se repèrent en creux des deux décisions évoquées qui ne les énoncent toutefois pas clairement. Surtout elles donnent à voir une certaine confusion des deux étapes avec un examen des justifications apportées par l’employeur au stade de l’appréciation de la comparabilité des situations.

Les télétravailleurs sont-ils dans une situation comparable au regard des titres-restaurant ?

Ce doit être la première étape du contrôle judiciaire. Une rupture de l’égalité de traitement suppose de traiter différemment des salariés placés dans une situation identique ou à tout le moins comparable au regard de l’avantage dont les uns ont été privés. Il faut donc partir de l’objet de l’avantage pour apprécier la comparabilité de la situation. Cette démarche est mise en œuvre dans les deux décisions mais les juges n’assignent pas le même objet aux titres-restaurant. Pour le Tribunal judiciaire de Paris, « l’objet du titre-restaurant est de permettre au salarié de se restaurer lorsqu’il accomplit son horaire de travail journalier comprenant un repas, mais non sous condition qu’il ne dispose pas d’un espace personnel pour préparer celui-ci ». Il en résulte que la situation du télétravailleur est comparable à celle du salarié exécutant son travail dans les locaux de l’entreprise dès lors qu’un repas est compris dans son horaire de travail journalier. En revanche, pour le Tribunal judiciaire de Nanterre, la comparabilité des situations ne peut être retenue dès lors que « l’objectif poursuivi par l’employeur en finançant ces titres de paiement en tout ou partie, est de permettre à ses salariés de faire face au surcoût lié à la restauration hors de leur domicile pour ceux qui seraient dans l’impossibilité de prendre leur repas à leur domicile ». À notre sens, la position parisienne apparaît bien plus solide. Elle a le renfort tant de la lettre du texte (C. trav. art. R 3262-7) que de son interprétation par la Cour de cassation qui considère que la seule condition posée à l’obtention du titre-restaurant est que le repas du salarié soit compris dans son horaire de travail journalier (Cass. soc. 20 février 2013, n° 10-30.028). Surtout, la position nanterroise semble procéder d’une confusion entre l’appréciation en amont de la comparabilité des situations et la justification apportée par l’employeur lorsqu’il réserve l’avantage à certains salariés.

Une justification objective peut-elle être admise ?

Le contrôle de la justification invite à s’interroger sur les raisons de la différenciation des droits opérée entre deux salariés ou deux catégories de salariés placés dans une situation comparable. Il s’agit de rechercher si une raison objective et pertinente permet de légitimer la disparité constatée. Ainsi, il a pu être jugé par le passé que rien ne justifiait de réserver l’octroi de titres-restaurant au seul personnel non-cadre de l’entreprise (Cass. soc. 20 février 2008, n° 05-45.601), mais que l’éloignement du lieu de travail par rapport au domicile (plus de 5 km dans l’espèce rapportée) pouvait être un critère objectif de différenciation (Cass. soc. 22 janvier 1992, n° 88-40938). C’est à ce stade que le doute est permis s’agissant du sort à réserver aux télétravailleurs. Au travers du critère de l’éloignement du lieu de travail par rapport au domicile, c’est bien la possibilité de se restaurer à domicile qui est visée. Il n’en demeure pas moins que si le critère exclut de fait les télétravailleurs, il a également vocation à s’appliquer aux salariés exécutant leur travail dans les locaux de l’entreprise qui devraient être privés de l’avantage lorsque leur domicile n’est pas éloigné de leur lieu de travail.  Or tel n’était pas le cas dans les deux affaires considérées. Les salariés exécutant leur travail dans les locaux de l’entreprise bénéficiaient de l’avantage sans considération de la possibilité qu’ils avaient ou non de se restaurer à domicile. Dans l’affaire parisienne, le critère d’exclusion reposait sur le seul placement en télétravail, ce qui n’apparaît pas plus pertinent que de réserver des titres-restaurant aux salariés non-cadres. Quant à l’affaire nanterroise, l’employeur a semble-t-il réussi à convaincre les juges de la pertinence d’un critère tiré du surcoût lié à la restauration hors du domicile, mais une interrogation subsiste : ont-ils vérifié que le critère était également appliqué aux salariés exécutant leur travail dans les locaux de l’entreprise ? En l’absence d’un tel constat, il pourrait ne rien rester du critère objectif et pertinent de différenciation identifié.

Au final, on ne pourra manquer de relever la référence faite aux Questions-réponses du ministère du Travail par le Tribunal judiciaire de Paris qui fait de la position administrative un élément de son argumentation, confirmant que ces outils de gestion de crise ne sont pas sans valeur juridique. Reste que l’extrait reproduit mériterait d’être précisé : si les télétravailleurs doivent bénéficier des titres-restaurant au même titre que les salariés exécutant leur travail dans les locaux de l’entreprise dès lors que leurs conditions de travail sont équivalentes, c’est sous la réserve que l’employeur n’ait pas fixé pour tous un critère objectif et pertinent de différenciation.

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