Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Membre du Club des Juristes

« Télétravailler » ? Le même terme qu’avant le 16 mars 2020 mais pas du tout la même chose, avec des bouleversements en vue.

Tel qu’il se développe depuis le confinement, le télétravail C19 n’a pas grand-chose à voir avec le télétravail classique. Car on est passé d’une facilité individuellement consentie, un jour ou deux par semaine, à un impératif de protection collective, mais aussi de continuité de la production : des télétravaux parfois forcés.

Le « confinement » national et d’ordre public crée donc une situation inédite par sa généralité. Car se retrouvent, 24h/24h, dans un même lieu parfois exigu mais en open space, tous les membres d’une famille dont parfois les deux parents doivent télétravailler…tout en devant s’occuper de leurs enfants.

Or pour les petits, un parent présent est un parent disponible ; et du CP au CM2, les devoirs arrivent à la mitraillette : alors enseignant à mi-temps mais maintien des objectifs ? Devant le marathon à venir, ce n’est pas la seule organisation de l’entreprise qu’il faut revoir mais également celle de la cellule familiale, en matière de lieux, et de temps. Et le fameux « isolement du télétravailleur », hier si craint, est ici devenu nécessité pour éviter l’explosion.

Car le télétravail n’est pas du travail à temps partiel. Les accords d’entreprise ou les Chartes existantes avaient d’ailleurs chercher à éviter que le télétravailleur ne soit dérangé par ses « proches » (lieu dédié, éviter le mercredi), aujourd’hui beaucoup trop proches, à tous points de vue. Et prévu des périodes d’adaptation réciproque (de deux à trois mois), puis une clause de réversibilité pour les salariés voyant dans le télétravail plus de « télé » que de « travail ».

Rien de tel dans l’urgence d’aujourd’hui, même si les grèves dans les services publics de transport en 2018, puis le conflit des retraites fin 2019 avaient banalisé ce recours, qui restait facultatif et individuel, le collaborateur ayant parfois la possibilité d’aller travailler dans un tiers-lieu (cyber-café).
Mais rien d’illégal, car « notamment de menace d’épidémie, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés » (L. 1222-11) : donc simple changement des conditions de travail s’imposant en principe au collaborateur. Et l’évidente atteinte à sa vie privée et familiale (cf. le prémonitoire arrêt du 2 octobre 2001 rendu sous la présidence du doyen Ph. Waquet : « Vu l’article L. 1121-1 du Code du travail et l’article 9 du Code civil; le salarié n’est tenu ni d’accepter de travailler à son domicile, ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail ») ? Outre les aspects d’ordre public, elle peut exceptionnellement lui être imposée car ici « justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché » .

Un « comme si que » légal, mais inadapté

On ne reproche pas à un Droit la date de sa naissance. Mais souhaitons que cette dramatique pandémie fasse évoluer notre droit du travail, conçu au début du XXe pour la manufacture avec son « tout collectif » à la Boileau (temps, lieu, action) et ses frontières binaires. Qui existent encore bien sûr pour la majorité des salariés français, des grands magasins aux usines métallurgiques. Mais le travail intellectuel, surtout assisté par ordinateur, a le don d’ubiquité, pour le meilleur (marges de manœuvre, temps et accidents de trajet, CO2…) et pour le pire, en pouvant créer un nouveau système d’exploitation (travail 24/7, écrasement de temps de repos).
Mais l’ordonnance du 22 septembre 2017 ayant hélas maintenu l’incise « outre ses obligations de droit commun vis-à-vis de ses salariés, l’employeur doit… », l’article L. 1222-10 l’oblige à traiter le télétravailleur à son domicile exactement comme un salarié à son bureau du 22e étage : « comme si que ».

Le droit du travail doit-il s’étonner de son contournement croissant quand faire l’autruche devient la règle ?

Hygiène. Dans votre appartement, respectez-vous les normes de dégagement en cas d’incendie (largeur minimum: 80 cm) ? Et la « signalisation indiquant le chemin vers la sortie la plus proche » (R. 4227-13) ? Mais aussi un « cabinet d’aisance dont le sol et les parois sont en matériaux imperméables permettant un nettoyage efficace » (R. 4228-13 : donc papier peint et parquet exclus) ? Vous souriez ? Vous pleurerez à la lecture de L. 4741-1 : 10.000 euros par infraction, la récidive étant punie d’un emprisonnement d’un an et 30 000 euros.

Sans même parler de fumer une cigarette, ou de consommation d’alcool : l’entreprise toujours responsable ?

Accidents. Au bureau, voyez-vous beaucoup d’animaux de compagnie voire des bébés courir à quatre pattes, pouvant donc se faire les dents sur les fils électriques traînant sur le sol ?

Horaires de travail. « La détermination des plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail » vise légitimement à éviter les injonctions contradictoires contraintes professionnelles / de vie privée, tout en bornant la prise en charge d’un éventuel accident de travail. Mais si des heures entières de la journée sont consacrées aux enfants avec lesquels la « distanciation sociale » est par ailleurs délicate, le travail au calme interviendra à partir de 21 heures ou de 7 heures du matin. Travail de nuit non déclaré ?

Durée du travail. Prévoir « les modalités de contrôle du temps de travail » ? Oui, mais… Faut-il décompter les seuls temps de connexion du télétravailleur ? Au-delà des problèmes très réels de maintenance du matériel ou de connexion parfois défaillante car surchargée au niveau national, mais aussi de le Wifi familiale (les enfants sont accros de jeux vidéo), ce décompte du temps de travail à la minute près a-t-il un sens pour les travailleurs du savoir, ce qu’a reconnu le législateur de janvier 2000 en créant le forfait-jours pour les cadres autonomes ? Alors au moins garantir des temps de repos, avec les 11h minimum consécutives du droit communautaire ?

Flexibilité partagée

Volens nolens, l’actuelle pandémie va faire basculer nombre d’entreprises dans le digital, avec des gains de productivité parfois considérables. Ces gains méritant un partage équitable, et pour tenir compte des évolutions sur l’arbitrage temps/argent, utilisons cette révolution forcée pour négocier avec les syndicats une flexibilité cette fois partagée.

Car beaucoup de collaborateurs, en particulier les nouveaux télé-travailleurs du printemps 2020 et qui risquent d’y prendre goût, ne voient pas le retour de Cosette à devoir boucler une présentation le samedi, si du moins leur manager leur laisse pendant la semaine des marges de manœuvre dans leur « emploi du temps ».

 

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