Le 24 juillet 2019, a été promulguée la loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés. En vertu de cette loi, les entreprises du secteur numérique sont soumises en France à une taxe de 3% à raison des sommes encaissées en contrepartie des services d’intermédiation et de la vente d’espaces publicitaires sur les interfaces numériques. Ainsi rédigée, la loi permet de viser tant les entreprises françaises qu’étrangères, mais uniquement les plus importantes du secteur.
Les géants américains d’Internet ont dénoncé en chœur la nouvelle taxe française sur les GAFA, la jugeant discriminatoire. Le 26 août dernier, la France et les États-Unis ont trouvé un accord lors du G7 de Biarritz.

Décryptage par Polina Kouraleva-Cazals, Professeur de droit à l’Université Savoie Mont-Blanc.

« L’accord n’a pas de forme juridique précise mais Emmanuel Macron s’est engagé à abandonner la taxe lorsqu’une solution alternative sera mise en œuvre au niveau international »

Pourquoi la taxe GAFA est-elle contestée ?

L’application des critères posés par la loi conduit à taxer essentiellement les grands groupes américains (par exemple : Alphabet, Apple, Amazon, Facebook, mais aussi Ebay, Uber, Booking, Expedia, AirBnB), même si quelques groupes français (Leboncoin, Criteo), et probablement quelques groupes d’autres pays (Alibaba, Marketplace) sont également concernés.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les États-Unis contestent une augmentation d’imposition en Europe de leurs sociétés. Ainsi, lorsque Apple a contesté devant la CJUE la décision de la Commission qualifiant d’aide d’État, les rescrits fiscaux accordés par l’Irlande, les États-Unis ont cherché à intervenir au soutien des conclusions d’Apple. Leur demande a néanmoins été rejetée.

Cette fois, la voie choisie est différente. Le département du commerce extérieur (US Trade Representative) a initié une enquête sur les atteintes qui seraient portées par la taxe française aux traités internationaux signés avec les États-Unis. A noter que la législation américaine vise non seulement les violations des Traités, mais également tout acte d’un État étranger considéré comme « injuste » ou « déraisonnable »[1]. La critique de la taxe française porte en particulier sur trois aspects :

  • les seuils du chiffre d’affaires aboutiraient, de fait, à taxer essentiellement les sociétés étrangères,
  • l’application de la taxe au chiffre d’affaires réalisé à partir du 1er janvier 2019 est jugé rétroactive (même si ce n’est pas le cas du point de vue français, la loi intervenant avant le fait générateur de la taxe) et, par conséquent, injuste, et, enfin,
  • la taxe présenterait des caractéristiques dérogatoires de la pratique courante en droit américain et en droit fiscal international, notamment en ce qu’elle frappe le chiffre d’affaires et non le bénéfice[2].

La procédure d’enquête comprend une consultation auprès du Gouvernement français, la possibilité de commentaires soumis par le public, ainsi que les auditions d’experts et de parties concernées. Les premières auditions ont eu lieu le 19 août et leurs procès-verbaux peuvent être consultés en ligne. Si l’enquête aboutit à considérer la législation française comme injuste, elle pourrait entraîner toute réaction jugée appropriée pour défendre les intérêts commerciaux américains[3]. Le Président Trump a ainsi laissé entendre qu’il pourrait introduire une taxe de 100% sur le vin français exporté aux États-Unis.

Que prévoit ce projet d’accord entre la France et les États-Unis?

Lors du G7 à Biarritz, la taxe française a fait l’objet d’un projet de compromis entre le président français et américain. En l’état, il ne semble pas avoir de forme juridique précise, mais consiste en un accord purement politique. Selon la déclaration faite par Emmanuel Macron à l’occasion de la conférence de presse conjointe avec Donald Trump le 26 août dernier, la France s’engage à abandonner la taxe sur les services numériques dès l’instant où une solution alternative est mise en œuvre au niveau international. Une telle annonce ne fait que confirmer le texte de la loi. En effet, selon le V du premier article de la loi du 24 juillet 2019, le Gouvernement remet au Parlement un rapport annuel sur les négociations conduites au sein de l’OCDE. Ce rapport doit notamment indiquer « la date à laquelle un nouveau dispositif mettant en œuvre la solution internationale coordonnée se substituera à cette taxe ».

Emmanuel Macron a également précisé que : « tout ce qui a été payé au titre de cette taxe (la taxe sur les services numériques) sera déduit de cette taxe internationale (la solution internationale élaborée par l’OCDE) ». Le Président semble faire référence au mécanisme d’imposition minimale sur lequel travaille actuellement l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les modalités et la portée de ce mécanisme de déduction n’ont cependant pas été précisées.

Bruno Le Maire a fait un déplacement à Washington le 3 septembre dernier afin de finaliser cet accord. Néanmoins, la seule information fournie par son compte Twitter à l’issue du voyage porte sur l’accord des deux États à poursuivre les négociations au sein de l’OCDE.

Ce projet va-t-il s’appliquer aux autres pays ? 

Les taxes similaires (mais pas identiques) ont été introduites par d’autres pays. Ainsi, la Hongrie a introduit une taxe sur le chiffre d’affaires généré par la publicité. La taxe n’est pas réservée à la publicité en ligne, mais ses règles de territorialité et de seuils d’imposition ressemblent à celles de la taxe française. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Tribunal de l’UE a jugé cet été que la taxe hongroise ne constituait pas une aide d’Etat. L’Inde a également introduit une taxe de 6% sur le montant brut de la rémunération versée en contrepartie des prestations de services de publicité en ligne. A la différence de la taxe française, la taxe indienne vise exclusivement les non-résidents. L’Italie essaie également d’introduire une taxe sur le chiffre d’affaires généré par les services numériques. Cependant, le dispositif prévu dans la loi de finances pour 2019 nécessitait l’adoption des mesures réglementaires au 30 avril au plus tard. Les mesures en question n’ont pas pu être adoptées. L’introduction de la taxe est donc reportée à 2020.

Le département du Commerce extérieur des États-Unis n’a pas introduit de procédure d’enquête à l’égard de ces États. M. Schruers[4], cependant, a exprimé de vives inquiétudes quant à l’influence possible de la taxe française sur les autres pays lors des auditions devant le Comité du département du Commerce extérieur.

Pour aller plus loin :

Par Polina Kouraleva-Cazals.

[1] Section 301, b), 1 de Trade Act 1974 permettent au département du Commerce de réagir dans tous les cas où “an act, policy or practice of a foreign country is unreasonable or discriminatory and burdens or restricts US commerce”. La loi precise également que « An act, policy, or practice is unreasonable if the act, policy, or practice, while not necessarily in violation of, or inconsistent with, the international legal rights of the US, is otherwise unfair and inequitable » (section 301, d), 3 (A) de Trade Act).

[2] Office of the US Trade Representative, Initiation of a section 301 investigation of France’s digital services tax, Federal register, vol. 84, n°136, July 16, 2019

[3] Dans les limites des pouvoirs du Président. Voir section 301, b) of the Trade Act.

[4] Chief operation officer, Computer & Communications Industry Association (“CCI”) : https://www.ccianet.org/about/staff-contacts/matthew-schruers/