Par Rafael Amaro, Professeur de droit privé à l’Université Caen Normandie

Pour donner suite à l’enquête ouverte le 16 juin 2020 après une plainte de Spotify (cf. Bruxelles ouvre deux enquêtes contre Apple) la Commission européenne a adressé à Apple, le 30 avril dernier, une communication des griefs où elle identifie des comportements susceptibles de constituer des abus de position dominante sur le marché du streaming musical.

Qu’est-ce qu’un abus de position dominante, la pratique dont est suspectée Apple ?

L’abus de position dominante est une pratique anticoncurrentielle prohibée en droit européen à l’article 102 du TFUE et, en droit français qui n’est pas en cause ici, à l’article L. 420-2, alinéa 1er du code de commerce. Cette prohibition vise les comportements émanant d’opérateurs « dominants » (c’est-à-dire ceux suffisamment puissants pour pouvoir s’abstraire des contraintes de la concurrence), qui produisent un effet délétère sur le bon fonctionnement du marché et portent atteinte à la variété et à la compétitivité de l’offre. Les abus peuvent prendre les formes les plus variées : refus de vente, rupture de relations contractuelles, dénigrement, prix prédateurs, prix excessifs… Selon une formule habituelle de la Cour de justice de l’Union, le fondement de cette prohibition réside dans la « responsabilité particulière » de l’opérateur dominant mais la métaphore de l’éléphant dans le magasin de porcelaine conviendrait tout autant : des comportements sans conséquence sur la concurrence lorsqu’ils sont le fait d’entreprises dotées d’un faible pouvoir de marché, peuvent avoir des effets dévastateurs lorsqu’ils sont le fait d’entreprises dominantes. Et c’est précisément ce qui justifie leur interdiction sur le fondement des règles de concurrence. Le droit des abus de position dominante repose donc sur une logique du « deux poids, deux mesures » qui, si elle paraît contre-intuitive parfois, n’en est pas moins indispensable pour chasser le spectre de la concurrence autodestructrice.

Prenons le cas d’un moteur de recherche que personne ou presque n’utilise – Yahoo! par exemple. Si ce moteur de recherche décide soudainement de dégrader le référencement naturel d’une start-up ou d’arrêter de lui fournir des services de référencement payant, les conséquences sur le modèle économique de la start-up seront relativement limitées car elle pourra toujours s’adresser à Google qui représente plus de 90 % des recherches en ligne. Mais si l’on remplace Yahoo! par Google, les chances de survie de la start-up deviennent quasiment nulles. A la différence de Yahoo!, Google a donc cette responsabilité particulière sur le marché de la publicité en ligne de ne pas porter atteinte au développement d’entreprises tierces. Cette responsabilité sera plus lourde encore si Google propose un service concurrent, que la stratégie d’éviction de la start-up aurait pour but de favoriser. Ces deux scénarii n’ont rien de fictif. Le premier était celui de l’affaire dite Gibmedia (Aut. conc., déc. no 19-D-26 du 19 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité en ligne liée aux recherches), le second, celui de l’affaire Google Shopping (Comm. eur., déc. du 27 juin 2017, aff. AT.39740).

Cette fois-ci, c’est donc Apple qui tient le rôle de l’éléphant dans le cyber-magasin de streaming musical.

Quels sont les comportements susceptibles, aux yeux de la Commission, d’être constitutifs d’abus de position dominante ?

De ce que l’on sait du communiqué et des informations publiées dans la presse généraliste, la Commission européenne est préoccupée par la politique contractuelle d’Apple vis-à-vis des développeurs d’applications de streaming musical, à l’instar de Spotify, qui commercialisent leurs applications sur l’App Store, sa boutique d’applications. Plus précisément, deux ensembles de stipulations sont ciblés par la Commission européenne. Le premier ensemble oblige les développeurs d’applications tierces à utiliser le système d’achat intégré propriétaire d’Apple (« IAP ») pour la distribution de contenu numérique payant, moyennant une commission de 30 % qui affecte leur compétitivité par rapport à Apple Music. Le deuxième ensemble de clauses empêche lesdits développeurs d’informer les utilisateurs d’iPhones et d’iPads d’autres possibilités d’achat, moins coûteuses.

Si l’on résume, la Commission européenne soupçonne Apple d’entraver à la fois le développement de ses concurrents, Spotify en tête, tout en favorisant ses propres produits, notamment Apple Music et son service d’achats intégrés IAP, le tout au détriment du consommateur final.

Mais si la Commission venait à interdire les stipulations litigieuses, n’y aurait-il pas là une atteinte illégitime à la liberté d’entreprendre d’Apple qui ne doit son succès qu’à l’efficacité de son écosystème ?

C’est une opinion que certains défendent, et pas seulement les conseils d’Apple. Cela dit, les grands écosystèmes du numérique ont des effets ambivalents sur la concurrence qui invitent à se garder des réponses toutes faites.

Ce qui fait leur succès, ce sont les synergies entre les différents produits et services commercialisés par l’entreprise qui contrôle l’écosystème. On en voit ici une bonne illustration avec la combinaison iPad/iPhone + iOS + App Store + Apple Music. Cette combinaison permet à Apple d’offrir une « expérience » la plus fluide possible à l’utilisateur et, en théorie, à des prix compétitifs grâce au fort degré d’intégration de son modèle et à sa capacité à dégager de la rentabilité à plusieurs stades de la chaîne de valeurs. C’est la dimension pro concurrentielle de l’écosystème. Mais on perçoit immédiatement sa dimension potentiellement anticoncurrentielle qui tient ici à la capacité d’Apple à maîtriser son environnement concurrentiel en posant un certain nombre de contraintes à ses concurrents. Jusqu’où Apple peut aller ? C’est tout l’objet de cette procédure et d’autres engagées, par exemple, aux États-Unis (V. Le Monde, Avec le procès Apple-Epic Games, « les plaignants espèrent que le géant mettra un genou à terre » ou au Royaume-Uni (V. Les Echos, L’App Store d’Apple visé par une enquête de l’antitrust britannique).

Mais pour répondre plus précisément à la question posée, j’ajouterai deux remarques.

Une première d’ordre général : l’abus de position dominante étant un abus de droit comme un autre, tout est affaire de circonstances. Or les circonstances sont changeantes. Il y a dix ans, on pouvait affirmer – exemple de Microsoft à l’appui – que les dominants d’aujourd’hui ne seraient pas forcément ceux de demain. Ce constat légitimait alors un interventionnisme modéré des pouvoirs publics dans l’économie numérique. La frilosité des autorités de concurrence européennes et américaines à l’endroit des entreprises du secteur jusqu’au milieu des années 2010 en est la meilleure preuve. Peut-on encore tenir ce propos aujourd’hui face à la puissance sans précédent des GAFA ? C’est loin d’être certain et cette affaire Apple, comme les affaires Google avant elle, envoie un signal relativement clair : ce qui n’était pas considéré comme abusif il y a dix ans peut le devenir aujourd’hui.

D’où ma seconde remarque, plus spécifique : si l’on en revient à ce qui est reproché à Apple, c’est de favoriser ses propres produits sur le marché du streaming musical en abusant de son rôle de « contrôleur d’accès ». Cette expression employée par Margareth Vestager exprime bien l’idée qu’Apple n’est pas une entreprise comme les autres. Si l’on s’autorise une métaphore sportive, c’est un peu comme si Apple était à la fois joueur, arbitre et même fédération sportive à l’origine des règles appliquées par l’arbitre et suivies par les joueurs ! Or, la Commission tend aujourd’hui à considérer que ces différentes casquettes obligent les géants du numérique à traiter sur un pied d’égalité leurs offres et celles des concurrents, proposées sur les plateformes qu’ils maîtrisent. Dans le cas contraire, elle jugera illicite toute rupture d’égalité, comme elle l’a déjà fait dans l’affaire Google Shopping, à propos du comparateur en ligne de Google, abusivement promu sur son moteur de recherche au détriment des comparateurs concurrents. Quelle que soit l’appréciation que l’on peut porter sur cette décision, l’évolution semble bien ancrée dans notre droit positif : le « self-preferencing », selon le qualificatif qu’utilisent les économistes, est abusif lorsqu’il émane du « contrôleur d’accès ».

D’ailleurs, il n’aura pas échappé à certains lecteurs que c’est tout le sens du projet de Digital Markets Act, lequel interdit per se des pratiques comme celles en cause, un peu à la manière d’une pratique restrictive de concurrence du titre IV du livre IV du code de commerce ou d’un acte de concurrence déloyale. Au demeurant, le fait que Margareth Vestager qualifie Apple de « contrôleur d’accès » ne doit rien au hasard car c’est précisément la qualification juridique qui déclenche l’application des règles spéciales du DMA, notamment l’interdiction du self-preferencing (art. 5 et 6 du projet).  Si ce texte était adopté, non seulement il n’y aurait plus aucun doute sur le caractère illicite de comportements comme ceux reprochés à Apple, mais surtout leur prohibition en serait considérablement facilitée puisque la mise en œuvre des articles 5 et 6 du DMA ne supposera ni la preuve de la position dominante, ni celle du caractère abusif du comportement en cause. La seule preuve d’une rupture d’égalité entre l’offre du contrôleur d’accès et celles de ses concurrents (introduite ici par les conditions d’utilisation de l’App Store) sera suffisante pour aboutir à une condamnation.

Quelles seront les suites de cette communication des griefs ?

La communication des griefs est une étape formelle de la procédure devant la Commission. Elle vise à informer les entreprises mises en cause de ce qui leur est reproché sur le terrain du droit de la concurrence. Celles-ci peuvent alors accéder au dossier, répondre par écrit ou demander à être entendues. Au terme des débats qui commencent avec cette communication, la Commission conclura ou non à l’existence d’une pratique anticoncurrentielle. Si elle est convaincue qu’Apple a bien violé l’article 102 du TFUE, elle pourra lui infliger une amende pouvant atteindre jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires annuel mondial (111,4 milliards de dollars en 2020 !). Si Apple accepte de ne pas contester les griefs qui lui sont adressés, elle pourra aussi lui accorder le bénéfice d’une transaction qui se traduira par une réduction d’amende, voire, elle pourra accepter des engagements d’Apple consistant, par exemple, à modifier les stipulations litigieuses, sans lui infliger d’amendes.

En pratique, les procédures pour abus de position dominante aboutissent fréquemment à des décisions d’engagements mais il n’est pas certain que ce sera le cas ici. Outre qu’Apple a réagi avec vigueur à la communication des griefs de la Commission par le biais d’un communiqué adressé à la presse américaine, l’expérience tirée des affaires Google ou Facebook enseignent que quand les autorités de concurrence s’attaquent au cœur des écosystèmes des GAFA, ceux-ci ne rendent pas les armes facilement.

Quoi qu’il en soit, il est probable qu’à la suite de ce contentieux devant le Commission, les « victimes » d’Apple engageront des actions en réparation devant les juridictions civiles. Cette phase du private enforcement pourrait même durer de longues années et exposer Apple à devoir payer, en dommages et intérêts, des sommes autrement plus élevées que l’éventuelle amende de la Commission européenne.

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