Par Armel Le Divellec, Professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas). Directeur du Centre d’études constitutionnelles et politiques.

Le tribunal administratif de Cologne, par une ordonnance de référé du 5 mars 2021, a interdit temporairement la surveillance du parti « Alternative pour l’Allemagne » (AFD) par l’Office fédéral pour la protection de la Constitution, en attendant une décision juridictionnelle sur le fond. Cette décision constitue un nouveau rebondissement dans une affaire qui occupe la vie politique allemande depuis plusieurs années et illustre de façon exemplaire le dilemme dans lequel se trouve une démocratie « militante » comme l’Allemagne se présente depuis 1945.

Les juges au secours d’un parti extrémiste ?

À six mois des élections générales au Parlement fédéral allemand (prévues le 26 septembre) et à quelques jours des élections de deux parlements régionaux (Bade-Wurtemberg et Rhénanie-Palatinat, qui se sont finalement tenues le 14 mars), le tribunal administratif de Cologne, par une ordonnance de référé du 5 mars 2021, a donné droit à la requête du parti politique « Alternative pour l’Allemagne » (Alternative für Deutschland, AFD) visant à obtenir du tribunal une mesure provisoire interdisant, en attendant qu’il soit statué sur le fond, à l’Office fédéral pour la protection de la Constitution (dont le siège est à Cologne) de classer (et de déclarer officiellement) ce parti comme un « cas suspect » (Verdachtsfall), classement qui permettrait de débuter sa surveillance par divers moyens (écoutes téléphoniques, surveillance électronique, etc.).

On rappellera que l’AFD, créée en 2013, d’abord pour contester la politique favorable à l’Euro puis la politique migratoire du gouvernement de grande coalition de Angela Merkel, a été, à la suite de diverses luttes internes, dominée de façon croissante par une tendance plus radicale, de plus en plus proche des milieux néo-nazis. Elle est entrée dans tous les parlements régionaux et même, en 2017, au Bundestag (12,6% des voix, 94 sièges), obtenant des scores très élevés dans les Länder de l’est (jusqu’à 27,5% en Saxe en 2019).

En apparence, le tribunal de Cologne a opéré un revirement puisqu’il avait, par une décision du 27 janvier précédent, refusé la même demande conservatoire de l’AFD (décision confirmée par la Cour administrative d’appel de Münster le 18 février). L’argument avancé le 5 mars réside dans un changement des circonstances de fait : la diffusion dans la presse (mais non par l’Office lui-même), le 3 mars, de la nouvelle selon laquelle l’Office fédéral pour la protection de la Constitution avait décidé de considérer l’AFD comme un cas suspect. Or, le tribunal avait explicitement imposé, le 27 janvier, à l’Office de prendre toute mesure de confidentialité sur cette affaire et considère que cela n’a pas été le cas en l’espèce. Dès lors, estime la juridiction, le principe d’égalité des chances des partis politiques, constitutionnellement garanti, a été rompu d’une manière excessivement préjudiciable à l’AFD, ce qui justifie la nouvelle décision.

Pour autant, cette décision du 5 mars ne préjuge aucunement le jugement sur le fond, pour lequel aucune date n’est d’ailleurs avancée.

Quelle conception allemande de la démocratie « militante » ?

Cette affaire illustre, d’un point de vue général, un problème fondamental de toute démocratie libérale : la compétition électorale peut-elle être ouverte à n’importe quel type de parti, y compris ceux qui contestent les fondements même du système constitutionnel ? À partir de quand pourrait-on (ou devrait-on), sans renier le pluralisme, considérer et traiter un concurrent politique en ennemi ? La réponse faite en Allemagne à ce dilemme est particulière, du fait de son histoire au XXe siècle et des leçons que les élites ouest-allemandes en ont tirées après 1945.

L’expérience de la République de Weimar, du régime totalitaire nazi et le contexte de la guerre froide ont profondément conditionné la conception de la nouvelle démocratie ouest-allemande après 1945, rebâtie sous la tutelle des Alliés américain, britannique et français (jusqu’en 1955). La volonté de ces derniers de protéger l’Allemagne, à l’ouest, d’une possible déstabilisation par le bloc soviétique, mais aussi de prévenir le risque d’un retour des avatars du nazisme, conjuguée à la volonté des démocrates allemands d’ancrer profondément dans le pays les fondements de la liberté et du pluralisme politique, ont conduit à privilégier une conception dite « militante » de la démocratie. Celle-ci est voulue à la fois comme substantielle (reposant non seulement sur des procédures mais avant tout sur des valeurs, une Wertedemokratie) et apte à se défendre contre ses ennemis (wehrhafte Demokratie), ces deux dimensions étant institutionnalisées à grands renforts de procédés juridiques.

Le concept essentiel à cet égard est celui d’ « ordre fondamental libéral et démocratique » (freiheitliche demokratische Grundordnung) consacré par la Loi fondamentale et concrétisé par des lois et par la jurisprudence, surtout celle de la puissante Cour constitutionnelle fédérale : il comprend essentiellement le respect des droits fondamentaux, de la souveraineté du peuple, de la distinction des pouvoirs, du respect du droit, du respect de l’opposition et de l’égalité des chances entre partis politiques. Ce concept peut être considéré comme le noyau indérogeable de la démocratie allemande.

Les partis politiques, reconnus comme éléments fondamentaux de la démocratie, doivent respecter cet ordre et ceux qui « d’après leurs buts ou le comportement de leurs adhérents tendent à porter atteinte » à cet ordre ou « à mettre en péril l’existence de la R.F.A. » sont inconstitutionnels (art. 21, al. 2 de la Loi fondamentale). C’est la Cour constitutionnelle fédérale qui est compétente pour statuer sur cette question. Mais elle ne peut agir de son propre mouvement.

Quel est le rôle des offices (fédéral et régionaux) pour la protection de la Constitution ?

À côté de divers procédés de technique juridique pour garantir le respect des énoncés normatifs de la Loi fondamentale, les constituants de 1949 ont, sous l’impulsion des Alliés, également posé les bases d’une protection spécifique de l’ordre constitutionnel, entendu dans un sens substantiel.

Les articles 73 (10°) et 87 (al. 1er) de la Loi fondamentale évoquent, sans précision, la notion de « protection de la constitution » (Verfassungsschutz). La formule était (volontairement) ambiguë puisqu’il s’agissait avant tout à l’origine de permettre la reconstitution, en Allemagne de l’ouest, de services de renseignement intérieur pour surveiller de possibles menées subversives d’extrême gauche comme d’extrême droite, sans pour autant reconstituer l’équivalent de la Gestapo nazie. Sur ce fondement, la loi fédérale du 27 septembre 1950 créa un Office fédéral de protection de la Constitution et prévit la création d’offices ou de services pour le même objet dans chaque Land, tous explicitement séparés de la police d’un point de vue organisationnel comme fonctionnel. La mission énoncée par la loi n’était pas des plus claires : il s’agissait de collecter et d’évaluer des informations sur toutes les menées visant au « renversement, à la modification ou la perturbation (Störung) de l’ordre constitutionnel ». En 1972, la loi fut un peu plus précise en indiquant la lutte contre les menées « contre l’ordre fondamental libéral et démocratique ». De plus, elle les autorisait explicitement à utiliser des moyens de services de renseignement (nachrichtendienstliche Mittel), ce qui était de facto déjà le cas auparavant.

Ces offices de protection de la Constitution ne sont donc pas uniquement des services de contre-espionnage mais exercent également une mission de surveillance de l’activité de groupes divers, considérés comme (potentiellement) extrémistes, y compris les partis politiques.

Dans un premier temps, l’Office peut classer un parti comme un « cas à examiner » (Prüffall) afin de vérifier s’il pourrait représenter une menace contre l’ordre constitutionnel ; il se fonde alors uniquement sur des sources publiques (déclarations des dirigeants du parti par exemple). L’Office fédéral a décidé un tel classement de l’AFD le 15 janvier 2019. Ce qui ne veut pas dire le déclarer publiquement (le tribunal administratif de Dusseldorf a estimé le 24 février 2021 qu’une telle déclaration, par le ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, manquait de base légale).

Dans un deuxième temps, l’Office peut décider que le parti sera classé comme un « cas suspect » (Verdachtsfall), catégorie qui permet des opérations de surveillance de ce parti, y compris par des moyens dits de renseignement (écoutes des communications notamment) mais sous contrôle judiciaire. C’est pour prévenir un tel classement – surtout s’il est rendu public – dont le principal effet peut être d’effrayer les électeurs, que l’AFD a déposé ses recours, que la juridiction doit encore examiner au fond.

Un troisième stade est le classement d’un parti comme « cas d’observation » (Beobachtungsfall), qui permet de recourir à des instruments de surveillance plus étendus (y compris d’infiltrer des observateurs dans le parti) avec un moindre contrôle judiciaire. Les résultats d’une telle surveillance sont de nature à fournir des arguments à l’appui d’une procédure visant à faire déclarer un parti comme inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle.

Une branche interne de l’AFD, plus radicale encore, appelée Der Flügel (« l’aile ») a été classée comme cas d’observation au niveau fédéral en mars 2020 (tout comme l’organisation de jeunesse Junge Alternative). Elle a annoncé son auto-dissolution peu après, mais cette disparition est considérée comme un trompe-l’œil par l’Office fédéral, qui estime nécessaire de continuer à observer le parti tout entier. Dans certains Länder (Brandebourg, Saxe, Saxe-Anhalt et Thuringe), les fédérations régionales de l’AFD sont déjà officiellement observées (3e stade) par les services régionaux de protection de la constitution.

La surveillance d’un parti politique par un organisme d’État travaillant de manière confidentielle est évidemment problématique dans un État de droit. Reste que les recours juridictionnels demeurent ouverts pour limiter les dérives (les juges ont posé nombre de garde-fous). L’AFD sait les multiplier, ne serait-ce que pour gagner du temps. De leur côté, les électeurs de Bade-Wurtemberg et de Rhénanie-Palatinat ont commencé à donner leur réponse le 14 mars 2021 : l’AFD a perdu environ un tiers de ses voix (passant à 9,7% et 8,4% des voix), mais reste toutefois une force installée dans le paysage politique. Le défi posé à la démocratie allemande demeure.