Par Emmanuel Derieux – Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas
L’évolution des techniques de communication, auxquelles chacun peut accéder, en qualité d’émetteur ou de relais, autant que de récepteur ; la Covid 19 et les messages « complotistes » qui l’ont accompagnée ; la guerre en Ukraine, entraînant propagande et désinformation (Derieux, E., « La guerre d’Ukraine. Les médias », RFDA, juillet 2023, pp. 646-660) ; les « révélations sur les mercenaires de l’information », concernant des officines de désinformation utilisant de faux profils, sur les réseaux sociaux, pour influencer les opinions publiques ; les visées électoralistes, avec la complicité de certains médias (« Les mensonges de Fox News sur l’élection de Joe Biden »)… tous ces éléments font que la manipulation de l’information, la désinformation et les « fake news » se sont accrues (v. Bronner, G., dir., Les lumières à l’ère numérique, PUF, 2022, 233 p. ; Sauvageau, Fl. et Trudel, P., dir., Les fausses nouvelles, PUL-Herman, 2018, 268 p.). 

On est alors conduit à évoquer les instruments juridiques de lutte contre la manipulation de l’information, leur utilité et leurs limites, ainsi que d’autres moyens auxquels recourir pour assurer une plus grande fiabilité de l’information, sans risquer cependant, par trop de contraintes et de contrôles, de menacer la liberté de communication.

De quels moyens dispose-t-on, en France, pour lutter contre la manipulation de l’information ?

En droit français, les moyens applicables aux médias, sinon à ceux qui les influencent ou les trompent, ne manquent pas.

La loi du 29 juillet 1881 réprime « la publication […] de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongères […] lorsque, faite de mauvaise foi, elle a troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler ». Elle définit la « diffamation » comme une « allégation ou imputation » inexacte « d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération ».  Elle consacre les droits « de réponse » et « de rectification », comme moyens de correction d’informations erronées.

Aux termes de l’ordonnance du 2 novembre 1945, les « agences de presse », fournissant des informations « ayant fait l’objet, sous leur propre responsabilité, d’un traitement journalistique », sont ainsi appelées à constituer une source rigoureuse et fiable. La loi du 10 janvier 1957, « portant statut de l’Agence France Presse », dispose : qu’elle « a pour objet : 1° de rechercher […] les éléments d’une information complète et objective » ; qu’elle ne peut « tenir compte d’influences ou de considérations de nature à compromettre l’exactitude ou l’objectivité de l’information » ; et qu’elle doit fournir « une information exacte, impartiale et digne de confiance ».

La loi du 1er août 1986, relative au statut des entreprises de presse, dans laquelle ont été introduites des dispositions concernant les services de presse en ligne, entend ainsi un service « édité à titre professionnel par une personne […] qui a la maîtrise éditoriale de son contenu […] ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique ». A ces entreprises, s’imposent des obligations d’indépendance à l’égard des intérêts financiers français et étrangers, garantie de la crédibilité de l’information.

De façon à assurer l’indépendance des journalistes, par rapport à leur employeur, la loi de 1881 dispose que « tout journaliste […] a le droit de refuser toute pression […] Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle formée dans le respect de la charte déontologique de son entreprise ». Dans le même but, le code du travail permet aux journalistes de donner leur démission, en se prévalant de la « clause de conscience », en cas de : « cession […] cessation […] changement notable dans le caractère ou l’orientation » du média qui les emploie. En contrepartie, le fait, pour un journaliste, de céder à des pressions extérieures peut être considéré comme une faute entraînant son licenciement.

La loi du 30 septembre 1986 dispose que l’ARCOM « garantit l’indépendance et l’impartialité du secteur public de la communication audiovisuelle […] l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information […] s’assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs […] et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes ».

En son article 97, le code électoral vise « ceux qui, à l’aide de fausses nouvelles […] auront surpris ou détourné des suffrages ». Introduit par la loi du 22 décembre 2018 « relative à la lutte contre la manipulation de l’information », l’article L. 163-2 dudit code dispose que, « lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité » d’un scrutin « sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut […] faire cesser cette diffusion » (Derieux, E., « Lutte contre la manipulation de l’information », JCP G, 21 janvier 2019, pp 84-87).

Pour assurer le sérieux et la crédibilité des sondages d’opinion en relation avec une élection, la loi du 19 juillet 1977 soumet, sous le contrôle de la Commission des sondages, leur publication à l’obligation de mentions relatives aux conditions de leur réalisation. En cas de besoin, ladite commission peut ordonner la publication d’une « mise au point ».

A quelles difficultés se heurte l’application de ces dispositions ?

Riche et diversifié, cet arsenal législatif se heurte à des difficultés d’application.

S’agissant du délit de fausses nouvelles, il a été considéré qu’il « n’est légalement constitué qu’à la triple condition : que les faits publiés soient faux, que leur publication ait troublé ou ait pu troubler la paix publique, et que l’auteur de cette publication ait agi de mauvaise foi » (Paris, 18 mai 1988 ; Toulouse, 27 juin 2002). La loi de 1881 prévoit, comme moyen de défense de la personne poursuivie pour diffamation, l’apport de la preuve de la « vérité du fait diffamatoire ». Moins exigeants, les juges lui accordent fréquemment le bénéfice de la « bonne foi ».

La masse des messages diffusés au travers des services de communication en ligne, et le temps limité pendant lequel ils demeurent accessibles, rendent difficiles : la connaissance que peuvent en avoir les personnes mises en cause ; la preuve du contenu ; la détermination de la date de la publication… Du fait de l’usage de pseudonymes, l’identification des auteurs oblige à une enquête et à faire appel à la contribution des prestataires techniques.

Une des difficultés tient à la dimension transfrontière de la diffusion. Se pose la question de la détermination de la loi applicable et de la juridiction compétente. Appel doit être fait à la collaboration d’autorités étrangères. A l’Unesco, en février, a été souligné « le besoin urgent de lignes directrices communes à l’échelle mondiale pour améliorer la fiabilité des informations ». Face à « la prolifération des initiatives réglementaires » nationales, la directrice générale a plaidé « pour une approche cohérente et globale », et considéré que, « si ces initiatives réglementaires sont développées de manière isolée […] elles sont vouées à l’échec ». Ce qui ne peut pas être réalisé à l’échelle universelle, peut davantage l’être, dans le cadre européen, du fait d’une harmonisation des droits nationaux découlant : des conventions et charte des droits fondamentaux, des règlements et directives de l’UE, et de la jurisprudence de la CEDH. Cependant, telle que décidée par la Commission européenne, pour faire obstacle à la propagande russe, lors de l’invasion de l’Ukraine, l’interdiction de diffusion des médias russes paraît contestable (Derieux, E., « Interdiction de diffusion des médias russes en Europe »).

Quels autres moyens permettent de lutter contre la manipulation de l’information ?

C’est aussi dans l’attitude tant des professionnels, que du public, que peuvent être recherchés les moyens de lutter contre la manipulation de l’information. Le « fact checking » s’avère utile, pour autant qu’il y soit prêté attention. Dans la Charte d’éthique professionnelle des journalistes, de 1918, il est posé que « le journalisme consiste à rechercher, vérifier […] et publier une information de qualité […] (L’)urgence […] ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources […] Un journaliste digne de ce nom […] tient […] la véracité, l’exactitude, l’intégrité […] pour les piliers de l’action journalistique », et « l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation […] pour les plus graves dérives professionnelles ».

C’est à l’information émanant de « professionnels » que le public devrait accorder sa confiance, au lieu de recevoir et de relayer des messages d’« amateurs » et de s’enfermer dans la « bulle » de ceux qui partagent les mêmes opinions. Sans plus d’attention, les uns et les autres sont, à la fois, victimes et complices de la manipulation.

La lutte contre la manipulation de l’information est l’objet de règles d’application délicate. Elle se heurte à des difficultés qui tiennent aux techniques, à la dimension internationale de la diffusion, et à l’attitude de chacun, qu’il soit émetteur ou récepteur. Il convient, de plus, de veiller à ce qu’il ne soit pas ainsi porté atteinte à la liberté de communication !

Références :

– Convert, L., « Fausse information, infox et fake news en droit comparé », in Bonneau, Th. et Lepage, A., dir., Information, numérique et innovations, Ed. Panthéon-Assas, 2020, pp. 49-123 ;

– Derieux, E., « Lutter contre les fausses informations. Nécessité d’ajouter au dispositif législatif existant ? », RLDI/145, février 2018, n° 5162, pp. 35-40 ;

– « Lutte contre les ‘fausses informations’ en France », Les fausses nouvelles, PUL-Herman, pp. 217-234 ;

– « Fausses informations, médias et droit », Information, numérique et innovations, Ed. Panthéon-Assas, pp. 139-164 ;

Quéméner, M., « Fake news, infox, quelles réponses juridiques ? », Dalloz IP/IT, 2019, pp. 178-181

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