Par David CuminMaître de conférences en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3
L’Ukraine a bénéficié du soutien de nombreux pays depuis le commencement du conflit armé qui l’oppose à la Russie ; Kiev jouit en effet de massives donations financières, d’une aide militaire importante ainsi que du soutien politique d’une vaste majorité des démocraties. La dernière donation des Etats-Unis à l’armée ukrainienne a pourtant surpris : des armes à sous-munitions, des engins explosifs dont David Cumin, Maître de conférences en droit public, nous précise la nature et le régime juridique.

Qu’est-ce qu’une arme à sous-munitions (ASM) ?

Les ASM sont un moyen de combat au sens technique. Elles se caractérisent comme suit. Un conteneur (le corps d’une bombe, d’un obus ou d’une roquette) projette (« bombe de dispersion ») sur une certaine surface (une « zone » plus qu’une « cible ») des petites bombes (« bombelettes ») qui peuvent avoir des effets incendiaires, antipersonnel, antimatériel ou combinés. Ces munitions sont de deux types : sol-sol, lorsqu’elles sont lancées par des systèmes d’armes terrestres ; air-sol, lorsqu’elles sont larguées par un aéronef. Certaines n’explosent pas à l’impact et deviennent des restes explosifs de guerre (REG) ou, le cas échéant, des mines antipersonnels (MAP). Celles qui explosent dispersent des éclats qui ne différencient pas combattants et non combattants, objectifs militaires et non militaires, et qui causent soit une mort certaine soit des blessures très difficiles à soigner.

Il résulte des caractéristiques des ASM, et de la similitude de certains de leurs effets avec ceux des MAP (régies par la Convention d’Ottawa de 1997) ou des REG (régis par le Protocole V de 2003 annexé à la Convention de Genève de 1980), qu’elles sont incompatibles avec certains principes généraux du droit des conflits armés (DCA). Elles devraient donc être prohibées au titre d’armes cruelles, aveugles, perpétuelles, « polluantes » ou incontrôlables. C’est pourquoi le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de nombreuses Organisations non-gouvernementales (ONG) avaient lancé une campagne auprès de l’opinion publique, des Nations Unies ou des Gouvernements, pour obtenir l’interdiction d’emploi des ASM et même leur élimination par un traité général universel. Le processus aboutit à la Convention d’Oslo du 30 mai 2008, qui est un texte de droit des conflits armés mais aussi de droit de la maîtrise des armements (DMA), puisqu’il entend interdire, non pas seulement l’emploi des ASM, mais leur mise au point, possession, fabrication, transfert, stocks.

Une convention internationale spécifique régit-elle les armes à sous-munitions ?

Les ASM sont régies par la Convention d’Oslo. De nombreuses armes litigieuses au regard du DCA ne font pas l’objet de traités spécifiques, ne relevant alors que des principes généraux du DCA. Ceux-ci encadrent l’emploi des armes. D’autres armes litigieuses font l’objet de traités spécifiques. Ces traités peuvent en rester à l’interdiction ou à la réglementation spéciale de l’emploi de l’arme (en DCA) ; ils peuvent aussi aller jusqu’à prescrire l’abolition de l’arme (en DMA). Les principes généraux du droit des conflits armés ne sauraient abolir une arme : il faut pour cela un traité spécifique. Qui dit traité dit procédure conventionnelle : que les Etats négocient, signent et ratifient le traité, celui-ci entrant en vigueur au terme d’un certain nombre de ratifications ; en cas de circonstances exceptionnelles, le traité peut être dénoncé ou les Etats parties peuvent s’en retirer, selon une certaine procédure et après un certain délai ; bien sûr, le traité ne lie que les Etats l’ayant signé et ratifié ou y ayant adhéré.

S’agissant de la Convention sur les ASM, elle est un décalque de la Convention sur les MAP : même lobbying d’ONG ; même caractère d’instrument mixte, DCA et DMA ; même type de préambule et même structuration des dispositions. Surtout, même absence de poids lourds de la belligérance : Etats-Unis, Russie, Ukraine, Chine populaire, Inde, Pakistan, Israël, Iran, Corée du Nord… Mais la Coalition contre les ASM avait rallié l’ONU et réuni plus de 280 ONG. Par rapport à son modèle de 1997, le traité de 2008 pose, et résout, le problème de l’interopérabilité militaire des Etats parties (tels les Etats européens) avec des Etats non parties (tels les Etats-Unis). Les Etats parties peuvent être alliés à des Etats non parties et participer avec eux, conformément au DCA, à des opérations de guerre. Ils peuvent invoquer les circonstances du conflit armé pour se retirer du traité. S’ils continuent d’être parties au traité, ils demeurent obligés de ne pas posséder ou transférer les armes prohibées, et leurs troupes demeurent obligées de ne pas utiliser les armes prohibées. La Convention d’Oslo ajoute que les Etats parties doivent inciter les Etats non parties à ne pas employer d’ASM et à adhérer à la Convention. Les Etats parties ne seront ainsi pas tenus pour responsables d’une violation des règles conventionnelles à titre de complices de leurs partenaires non parties, s’ils n’aident pas ces derniers à posséder et/ou à utiliser des armes prohibées (obligation négative) et s’ils agissent pour que leurs partenaires non parties s’abstiennent de posséder et/ou d’utiliser de telles armes (obligation positive).

Que dit la Convention d’Oslo sur les armes à sous-munitions ?

Le préambule énonce les motifs de la Convention : faire cesser les souffrances, pertes et dommages causés par les ASM, qui tuent ou mutilent des personnes (civils, femmes, enfants), entravent la reconstruction économique, retardent ou empêchent le retour des déplacés ou des réfugiés, et tout cela, des années après leur utilisation ; apporter une assistance aux victimes, au plan médical comme au plan économique et social, sans aucune discrimination, et réaliser les droits des victimes des ASM, y compris les droits des personnes handicapées ; contribuer à l’enlèvement des restes d’ASM disséminées dans le monde et à leur destruction, à la dépollution des zones, à l’éducation à la réduction des risques et à la destruction des stocks d’ASM. Il invoque explicitement ou implicitement certains principes généraux : limitation du choix des moyens de nuire à l’ennemi, principes de distinction des combattants et des non combattants, de sécurité de l’environnement, de précaution, d’humanité. Il souligne le rôle des ONG dans l’élimination des ASM. Il appelle à l’universalisation de la Convention et à sa pleine application.

Les obligations de fond de la Convention d’Oslo portent sur l’élimination totale des ASM, y compris l’interdiction de les transférer ou d’aider quiconque à en acquérir, l’obligation de les détruire ainsi que les restes d’ASM, et celle de supprimer ou de convertir les installations de production. Sont permises la conservation ou l’acquisition d’un nombre limité d’ASM pour la formation relative aux techniques de détection, d’enlèvement ou de destruction des ASM ou pour le développement de contre-mesures relatives aux ASM ; est également permis le transfert d’ASM aux fins de leur destruction ; les Etats parties conservant, acquérant ou transférant des ASM aux fins susmentionnées doivent présenter un rapport détaillé. Aux fins de garantir le respect interne de la Convention, chaque Etat partie prend les mesures législatives ou réglementaires appropriées, y compris l’imposition de sanctions pénales, pour prévenir et réprimer toute activité interdite par la Convention qui serait menée par des personnes ou sur un territoire sous sa juridiction. Aux fins de garantir son respect international, la Convention prévoit des mesures de transparence un mécanisme de consultation et de coopération au sujet de son application, l’institution d’une Assemblée des Etats parties. Aux mesures de vérification, s’ajoutent, entre les Etats parties, la coopération et l’assistance aux Etats parties mais aussi et surtout aux victimes. Cinq ans après son entrée en vigueur, des conférences d’examen sont prévues pour suivre la réalisation des objectifs de la Convention, celle-ci pouvant être modifiée par les Etats parties. L’article XXII concerne les relations avec les Etats non parties à la Convention. Ceux-ci doivent être encouragés par les Etats parties à en devenir membres et ils doivent être découragés par les Etats parties d’utiliser des ASM. Les Etats parties peuvent participer à des opérations militaires avec des Etats non parties ; ils ne doivent cependant pas mettre au point, fabriquer, acquérir, stocker ou utiliser des ASM. La Convention est conclue pour une durée illimitée. Toutefois, le retrait est possible, dûment motivé et notifié aux autres Etats parties, au Dépositaire et au Conseil de Sécurité des Nations Unies ; il prend effet six mois après réception de l’instrument de retrait par le Dépositaire ; mais, si, à l’expiration de ce délai, l’Etat partie qui se retire est engagé dans un conflit armé, le retrait ne prendra pas effet avant la fin de ce conflit armé. La Convention est muette sur les sanctions en cas de violation des obligations primaires qu’elle énonce. Outre la saisine ou l’autosaisine du CSNU, on est donc renvoyé aux règles dites secondaires : suspension de l’application et représailles, responsabilité réparatrice s’agissant des dispositions de DMA, responsabilité réparatrice et punitive s’agissant des dispositions de DCA.

En conclusion, rien conventionnellement n’empêche les Etats-Unis de livrer à l’Ukraine des ASM ni à l’Ukraine d’employer les ASM livrées, puisque les Etats-Unis, la Russie et l’Ukraine ne sont pas parties à la Convention d’Oslo. Le droit international applicable aux conflits armés ne se réduit cependant pas aux traités en vigueur. Il ne fait pas de doute que l’emploi des ASM est contraire aux plus importants principes généraux du DCA : c’est précisément pourquoi la Convention d’Oslo a été élaborée. A l’instar des Nations Unies, du CICR et des ONG humanitaires, les Etats parties, notamment les Etats européens alliés aux Etats-Unis et soutenant l’Ukraine, ont raison de déplorer les livraisons américaines – les Etats parties en ont même l’obligation selon l’article XXII. Il va devenir difficile aux Puissances occidentales de se prévaloir du droit international humanitaire – synonyme euphémisé du droit des conflits armés. Qu’aura le droit de faire la Russie, qui n’a pas adhéré à la Convention d’Oslo ? Utiliser elle aussi des ASM. Ou bien ne pas les utiliser et, après emploi par l’Ukraine des armes américaines, en constater les effets, ou mieux ; en faire constater les effets par le CICR, puis exiger réparation pour les pertes ou dommages illicites causés ; voire en punir les auteurs (utilisateurs ukrainiens et fournisseurs américains) dès lors que les pertes ou dommages causés équivalent à des infractions graves du DCA. On entre alors dans le domaine aléatoire du droit international pénal. Une chose est sûre : non seulement les accusations réciproques vont fuser de plus belle, mais, plus grave, les hostilités vont connaître une nouvelle escalade. Jusqu’où ?

 

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