Par Frère Joseph-Thomas Pini, agrégé de droit public, Institut catholique de Toulouse, Faculté de droit canonique
Un bilan terrifiant et accablant, trop d’« histoires », le fantasme ou le mythe (du côté du prêtre comme des fidèles) d’un pouvoir réel et au contrôle quasi impossible : sur fond de déculturation religieuse massive et de sécularisation générale, le secret qui caractérise la célébration du sacrement de pénitence et de réconciliation (la « confession ») dans l’Église catholique semble avoir atteint un point de rupture dans son acceptabilité sociale et même morale. Compte tenu de la conception dominante du droit et des modes présents de production normative, il devient alors, ces derniers jours, à la suite des recommandations du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église[1] (spécialement les recommandations 42 et surtout 43) l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics et d’un débat. S’il est intellectuellement aisé d’écarter la proposition et l’hypothèse d’une intervention normative en la matière de la puissance publique, que le principe constitutionnel de laïcité invalide (car il est par définition aussi protecteur que régulateur), la question soulevée, de nouveau mais avec plus d’acuité et d’insistance, est celle de l’application de la législation existante au cas où le confesseur, dans le cadre de la célébration du sacrement, aurait eu connaissance, par l’auteur, par la victime, ou par un tiers, d’abus commis sur un ou des mineurs ou des personnes en situation de faiblesse[2]. L’obligation légale de dénonciation ou signalement est le sujet d’un débat récurrent : Le secret de la confession sacramentelle est assimilé, de manière ininterrompue[3], à un secret professionnel, dont le ministre du culte est dépositaire au titre de son état et de sa fonction[4]. Dès lors, sur le terrain pénal, une controverse existe, d’une part quant à l’applicabilité de l’article 226-14 du Code pénal exemptant de l’obligation de respect du secret professionnel en cas de privations ou de sévices sur un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, d’autre part de celle de l’article 434-3. Le rapport Sauvé, pointant, parmi les causes jugées systémiques des abus dans l’Église de France, notamment une déviation du sacrement de confession[5], pose de manière serrée la question en pointant un flou du côté des autorités ecclésiales, et presse ceux-ci de donner des consignes plus claires dans le sens d’une application sans restriction de la norme étatique.
La protection canonique du secret de la confession
Y’a-t-il matière à controverse, là où la loi semble peu ambigüe ? De fait, là où les normes professionnelles, spécialement médicales, si traditionnelles soient-elles, s’ajustent et s’intègrent sans difficultés au droit étatique, la situation apparaît beaucoup plus complexe quant au droit canonique de l’Église catholique (latine comme orientale). La discipline canonique du secret de la confession traduit la très haute considération que lui porte l’Église et son caractère absolu[6] : en particulier, sa violation est assortie d’une excommunication automatique (latae sententiae selon la terminologie canonique), peine de censure la plus grave, et dont la sévérité est renforcée par le fait que sa levée est réservée au Pontife romain (au nom du Pape, au Tribunal de la pénitencerie apostolique à Rome)[7]. L’incrimination et la peine couvrent toute violation directe de ce qui a été déposé dans le cadre de la confession sacramentelle. La norme du secret interdit d’user de quelque manière que ce soit d’une connaissance acquise dans ce cadre, défavorable au pénitent ou à un tiers[8], et, selon son interprétation aujourd’hui admise au terme d’une ancienne dispute canoniste, défend même au pénitent de dévoiler ce qu’il a avoué.
Concernant en premier lieu le ministre du sacrement, elle vise aussi l’interprète à qui il aurait éventuellement fallu recourir, comme à toute autre personne ayant eu à un titre ou un autre connaissance de l’aveu en confession[9], proscrit évidemment tout enregistrement quel qu’il soit et, dans son interprétation extensive, couvre le fait même de la célébration du sacrement, sur laquelle le prêtre qui l’a faite n’a pas à répondre pour ce qui concerne le ministre. Et sur le plan judiciaire canonique, est assimilé à un incapable de témoignage le prêtre pour tout ce qu’il a eu connaissance en confession sacramentelle[10], et rien de ce qui a été appris « par quiconque et de n’importe quelle manière » en confession ne peut être accepté comme témoignage, « pas même comme indice de vérité »[11]. Une telle exigence, qui n’est certes pas nouvelle[12], n’a pas pour seule justification d’assurer une confidentialité propice, jugée aujourd’hui (est-ce d’ailleurs si nouveau ?) complice en trop d’occasions. Elle est, pour l’Église, avant tout théologique.
Quant au sacrement, tout d’abord le pardon est donné par Dieu seul[13], dont la toute-puissance couvre alors la faute avouée du pénitent qui témoigne de la contrition suffisante. En outre, l’action de Dieu, qui ouvre un nouveau chemin, porte au plus intime et extérieurement infranchissable de la personne qui s’y dispose, grâce à quoi elle se relève et change, et faute de quoi l’opération est sans fruit.
Quant au ministère du prêtre, il est celui d’un témoin et d’un assistant de ce dialogue avec Dieu, et lui ne fait pas disparaître le péché ni ne le transfigure, mais exerce, au nom de l’Église, la charge de délier le pénitent des conséquences spirituelles graves de ses actes, aussi en substituant à la peine une « satisfaction » (la fameuse « pénitence »). En fait de secret, celui de la confession sacramentelle s’avère donc unique par sa justification et son degré[14]. Dès lors, la remise en cause, même partielle, du secret de la confession, de surcroît liée aux qualifications et déterminations de la loi étatique (sur le principe, comment ne pas envisager qu’après les abus, si abominables soient-ils, d’autres crimes ou délits soient un jour concernés ?), constitue pour l’Église un point de rupture : mettant en cause l’existence même du ministère des prêtres dans son unité (non fractionnable entre les sacrements et autres actes), elle remettrait en cause son principe, puisqu’elle a été instituée et missionnée pour les pécheurs. Le fait que, sur cela également, pu passablement faillir et faillisse encore ne remet pas en cause cette réalité fondamentale, en même temps que son souci de manifester la compassion et la tendresse de Dieu à toutes les souffrances et aux petits et de défendre ceux-ci.
L’Eglise, alliée plutôt qu’auxiliaire de la puissance publique
Mais une telle analyse, qui porte pour l’Église, dans sa foi, sur un point ontologiquement constitutif pour elle, ne relève somme toute que de sa propre détermination et intelligence. Du point de vue juridique, un dispositif législatif existe déjà, qui se détermine comme maître de ses propres qualifications, et ne reconnaît pas, dans le système français et sauf marginalement, l’ordre juridique interne transnational de l’Église catholique. Du point de vue politique, et sans négliger non plus une éventuelle malveillance envers l’Église, le catholicisme et le fait religieux plus largement, prévaut d’abord un principe de primauté étatique, la gravité des faits impliquant une responsabilité de l’Église envers toute la société au-delà des catholiques et même des croyants, justifiant la préoccupation de la puissance publique et donnant aussi l’occasion de marquer l’égalité de toutes les religions quant au respect de l’ordre public. Le cas limite que constitue celui des injustifiables abus sur mineurs et personnes faibles met en lumière la fragilité de la protection du secret de la confession comme secret professionnel, mais crée aussi une tension, dès lors qu’est en jeu en ce domaine, en son cœur même, la liberté de la conscience, celle du pénitent renvoyé à sa responsabilité, et son respect connexe par le prêtre témoin et assistant, liberté normativement protégée, et point pivot d’un ordre juridique et politique reconnaissant la primauté de la liberté et de la dignité humaines, celle de l’auteur et celle de la victime entremêlées.
L’exigence morale de faire cesser un mal aussi terrible et d’en obtenir réparation, autant qu’il est possible, est effectivement des plus hautes, et n’échappe pas au tourment de l’Église qui cherche depuis plusieurs années la voie étroite entre respect du secret de la confession et injonction de collaboration la plus large avec la justice étatique en application des lois en vigueur[15]. Elle circonscrit également le périmètre du secret lui-même : comme rappelé plusieurs fois, il est large et absolu lorsque l’aveu a été reçu dans le cadre du sacrement, mais les confidences reçues dans le cadre d’entretiens peuvent relever, elles, du régime du secret professionnel, dans les cas les plus graves, et donc ouvrir la possibilité d’une dénonciation[16], et nonobstant le fait que le secret, pour la jurisprudence étatique, recouvre les confidences recueillies dans le cadre de l’exercice des fonctions indistinctement[17]. En outre, la peine d’excommunication mentionnée supra protégeant le secret de la confession ne concerne canoniquement que la violation directe de ce dernier[18]. Ce faisant, consciente (peut-être encore non unanimement et insuffisamment) de toutes ses responsabilités, l’Église continue la recherche d’un point d’équilibre où elle puisse être une alliée utile de la puissance publique dès lors qu’elle ne pourra ni ne saurait être son auxiliaire. De son côté, dans la situation présente et en prenant en compte, de manière vigilante, les efforts entrepris depuis plusieurs années et leur constance, l’État peut trouver, dans le respect du secret de la confession, un point d’équilibre satisfaisant pour lui : l’on sait et l’on comprend que l’atteinte à ce secret le serait à la possibilité de faire mûrir des aveux et un mouvement de dénonciation spontanée par l’auteur, dans le seul cadre qu’il serait en mesure d’accepter, dans un premier temps.
Un équilibre à naître, d’abord, au sein de l’Eglise
Serait-ce ainsi suffisant de la part de l’Église ? Un long et pénible chemin lui reste à parcourir pour tirer toutes les conséquences du terrible drame dont le rapport Sauvé lui a dressé le tableau. Sur le plan qui nous préoccupe ici, et qui ne constitue que l’un des volets à traiter, sans pouvoir revenir sur le secret de la confession, elle doit continuer à rechercher la meilleure voie possible : par exemple celle, qui lui est possible, de réserver à des prêtres expérimentés, à l’échelon diocésain, la confession des abus sur des mineurs ou des personnes faibles, des ministres mieux à même d’accompagner vers une dénonciation et une réparation externes.
Elle doit aussi saisir vigoureusement le dossier d’une formation beaucoup plus rigoureuse au sacrement de confession chez les prêtres comme chez les fidèles laïcs. Alors qu’une importante refonte de son droit pénal canonique entrera en vigueur le 8 décembre, elle pourrait également la compléter en assortissant d’une excommunication latae sententiae les abus sur mineurs (en en réservant même la levée à l’autorité suprême), rééquilibrant ainsi l’échelle de ses infractions et peines dès lors qu’il s’agit d’une gravissime atteinte tant à la sainteté du ministère sacerdotal, s’il s’agit d’un clerc, qu’à la dignité de la personne humaine de manière générale. Il existe un passage étroit au milieu de multiples récifs, et qui ne doit pas être négligé ni gâché par une querelle qui ne peut aboutir utilement.
[1] Réunie depuis le 8 octobre 2019 à la demande de la Conférence des Évêques de France et de la Conférence des Religieux et Religieuses de France sous la présidence de M. Jean-Marc Sauvé, et qui a remis son rapport le 5 octobre 2021 : Rapport final – Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (ciase.fr).
[2] Les catégories visées par l’article 434-3 al. 1er du Code pénal.
[3] Depuis Crim., 4 déc. 1891 : DP 1892, 1, p. 139.
[4] Cf. art. 226-13 du Code pénal.
[5] Cf. Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, rapport Les violences sexuelles dans l’Église, 5 octobre 2021, pp. 331-338.
[6] Cf. c. 983 § 1er du Code de droit canonique de 1983 (pour l’Église catholique latine).
[7] Cf. c. 1388 § 1er.
[8] Cf. c. 984 § 1er. Le § 2 du même canon interdit à celui « constitué en autorité » d’utiliser pour le gouvernement extérieur une connaissance acquise en confession à quelque moment que ce soit). Il est également et logiquement demandé à ceux qui sont supérieurs de sujets en formation (maître des novices, recteur de séminaire ou d’école) d’entendre ceux-ci en confession (cf. c. 985).
[9] Cf. c. 983 § 2.
[10] Même si le pénitent demande qu’il parle.
[11] Cf. c. 1550 § 2 2°.
[12] La pénitence « privée », forme sous laquelle le sacrement est pratiqué aujourd’hui, remonte à la pratique de moines irlandais diffusée en Occident à partir du VIè siècle. Elle a coexisté avec la pénitence « publique » (au régime nettement différent), plus ancienne dans l’Église, jusqu’au XIIè siècle (la confession individuelle devient obligatoire en 1215), en suivant à peu près la distinction entre péché public et occulte. Mais, d’une part la pénitence publique, aussi loin qu’elle nous est connue, n’a concerné dès l’origine que certaines fautes et non toutes (et pour l’essentiel des fautes notoires), d’autre part, dès le Vè siècle, la papauté et des conciles interviennent pour rappeler et imposer fermement, à la suite d’abus, le caractère secret de l’aveu des fautes dans la pénitence publique elle-même.
[13] La formule sacramentelle prononcée par le prêtre (« Je te pardonne … », ou « Je t’absous »), d’une part exprime la réalité d’une opération qui n’est pas la sienne et dont il n’est que le signe et l’instrument, d’autre part le cantonne, pour l’absolution, à ce qui lui revient au nom de l’Église.
[14] L’intéressant argument soulevé par le rapport Sauvé, qui le confronte à une autre exigence de la loi naturelle et divine, celle de la protection de la vie et de la dignité humaines, ne peut être retenu, spécialement en ce que les auteurs l’adossent à l’autorité de saint Thomas d’Aquin : le Docteur commun évoque effectivement le secret, et ses dérogations moralement impérieuses, à propos des possibles fautes contre la justice commises par un témoin (cf. Somme de théologie, IIa IIae, q. 70, a. 1, resp.), mais se situe sur un autre plan lorsqu’il expose le sacrement de pénitence, en rappelant que l’action du ministre est la forme de ce dernier (quand la faute avouée du pénitent en est, paradoxalement, la matière : cf. Somme …, op. cit., IIIa q. 84 a. 2et 3) et en plaçant sur le terrain naturel le besoin de s’amender (IIIa q. 84 a. 7 resp. et ad 1 et 2), mais non le sacrement même qui ne peut être que de loi divine (cf. Supplément, q. 6, a. 2 resp.), Dieu opérant ce que le signe du sacrement, y compris son sceau, signifie (eod. loc., q. 11 a. 1 resp. et ad. 1).
[15] Par un motu proprio Vos estis, du 17 mai 2019, qui élargit de manière décisive à la fois les incriminations en matière d’abus sur mineurs ou personnes faibles, de manquements à la chasteté promise, et la liste des responsables susceptibles de poursuites, le Pape François a posé que le régime relatif au signalement d’abus, qui prévoit un certain nombre de réserves canoniques (cf. infra note 17), s’applique « sans préjudice des droits et obligations établis en chaque lieu par les lois étatiques, en particulier pour ce qui concerne les éventuelles obligations de signalement aux autorités civiles compétentes » (art. 19), l’article 4 § 1er du texte levant l’obligation de confidentialité en cas de signalement. Le 17 décembre de la même année, par un rescrit d’audience, le Pontife romain a également levé le secret pontifical (régime spécial renforcé de protection de la confidentialité pour un certain nombre d’informations sensibles touchant aux relations diplomatiques, à certains actes de gouvernement pontifical et à une partie du domaine judiciaire) en cas d’abus sur mineurs. Et, dans le Vademecum pour les Evêques sur « quelques points de procédure dans le traitement des cas d’abus sexuels sur mineurs commis par des clercs » publié le 17 juillet 2020 par la Congrégation pour la doctrine de la foi du Saint-Siège, l’ouverture est la plus large possible : le n° 17 dispose ainsi que, « même en l’absence d’obligation juridique explicite, l’autorité ecclésiastique déposera une plainte auprès des autorités civiles compétentes chaque fois qu’elle l’estimera indispensable pour protéger tant la victime présumée que d’autres mineurs, du danger de nouveaux actes délictueux ». Les Repères pour les confesseurs élaborés et édictés par la Conférence des Evêques de France en décembre 2020 cherchent eux aussi à dégager une voie, même étroite (cf. §§ 1328-1334), conservant la priorité à l’essence du sacrement.
[16] C’est sur cette distinction que s’est fondée la condamnation pénale de Mgr Pierre Pican, évêque de Bayeux-Lisieux, en 2001 (cf. tribunal correctionnel de Caen, 4 septembre 2001), pour non-dénonciation des abus dont il avait eu connaissance autrement que dans le cadre du sacrement.
[17] Crim 11 mai 1959 ; Civ. 1ère, 12 juin 1965 ; tribunal correctionnel de Bordeaux, 22 avril 1977 ; cour d’appel de Basse Terre, 14 octobre 1985.
Du point de vue canonique, le c. 1548 § 2 1° soustrait en principe à l’obligation de répondre à l’interrogatoire judiciaire légitime le clerc « pour les choses qui lui ont été révélées à l’occasion de son ministère sacré », ce qui est également large. L’article 3 de Vos estis, préc., préserve cette norme dans le cadre de l’obligation de signalement qu’il édicte ; mais il est à noter que cette obligation est édictée d’abord à destination du supérieur ecclésiastique, et que c’est dans ce cadre de relations que s’impose la restriction mentionnée (cf. supra note 15). S’il n’y est pas fait mention du secret de la confession, c’est que ce dernier est par nature hors détermination de la loi ecclésiale positive (la « loi ecclésiastique », selon la terminologie canonique).
[18] Cf. c. 1388 § 1er préc.