Par Hafida BELRHALI – Professeure de droit public à l’Université Grenoble-Alpes
Le 24 novembre 2021, 27 migrants meurent en tentant de traverser la Manche sur un canot. Malgré leurs appels répétés aux services français de secours, aucune intervention de sauvetage n’a eu lieu. Un an plus tard, le journal Le Monde révèle des extraits du rapport de l’enquête menée sur ces faits, dans le cadre d’une information judiciaire, par les services de gendarmerie. Est en cause le fonctionnement du CROSS Gris-Nez (Pas-de-Calais), centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage, chargé du secours en mer des personnes en détresse dans la zone concernée. Dans la nuit du 13 au 14 décembre 2022, quatre autres personnes sont mortes et plus de 40 ont pu être secourues, après le naufrage de leur embarcation dans la Manche.

Quelles sont les obligations de l’État en matière de sauvetage des migrants en mer ?

L’obligation de sauvetage en mer des personnes en détresse résulte de conventions internationales, notamment de la Convention SAR, et du Code de la sécurité intérieure. Les CROSS qui assurent cette mission sont placés sous l’autorité des préfets maritimes.

L’obligation qui pèse ainsi sur la France, en tant qu’État côtier, n’est fonction que de la présence dans les eaux territoriales d’une personne en détresse, sans considération bien sûr de son statut, de sa nationalité.

Au regard des faits, la responsabilité de l’État peut-elle être engagée ?

L’activité de sauvetage en mer constitue un service public obligatoire ; en cas de défaillance, une action indemnitaire devant le juge administratif est tout à fait envisageable. Une simple faute devra être démontrée, l’exigence de faute lourde ayant été abandonnée par une jurisprudence de 1998.

Cependant, au regard des fortes contraintes opérationnelles qui pèsent sur ce service, le juge exercerait un contrôle circonstancié sur les modalités de fonctionnement du CROSS durant la nuit du 23 au 24 novembre 2021. Autrement dit, si la preuve d’une faute lourde n’est plus exigée, tout dysfonctionnement ne sera pas pour autant considéré comme fautif.

Quels éléments pourrait alors prendre en compte le juge en faveur d’une faute ?

Seules les informations disponibles dans la presse, citant les extraits du rapport d’enquête, peuvent être exploitées, avec prudence.

Entre 1h et 5h du matin le 24 novembre, les passagers de l’embarcation en mauvais état auraient appelé le CROSS Gris-Nez à de multiples reprises pour être secourus. L’opératrice aurait exigé plusieurs fois une communication de leur localisation, mentionné la proximité des eaux territoriales britanniques et temporisé. Aucune intervention de la part de ce service n’aura finalement été décidée durant ces quelques heures. Le CROSS n’aurait pas non plus émis de message à destination des navires à proximité pour solliciter leur intervention[1] (et aurait de surcroît décliné la proposition d’un capitaine de tanker signalant l’embarcation vers 4h du matin). Malgré la demande des services britanniques, le CROSS aurait en outre refusé d’envoyer son propre patrouilleur pourtant plus proche de l’embarcation que le navire anglais. C’est en début d’après-midi, le vendredi 24 novembre qu’un navire de pêche signalera au CROSS des corps gisants dans l’eau à proximité des eaux territoriales britanniques : il s’agit des dépouilles des 27 migrants qui ont appelé au secours.

Pour l’heure, seule une procédure pénale est envisagée (à l’encontre des agents et décideurs du secours en mer). Le juge pénal appréciera si une faute caractérisée a été commise pour engager leur responsabilité pénale ; il est peu probable en revanche qu’il reconnaisse là une faute non détachable du service. Sur le plan indemnitaire, il faut précisément que les éventuelles négligences commises soient considérées comme des fautes de service pour que la responsabilité de l’État soit envisageable devant le juge administratif.

Même si aucune faute personnelle n’est retenue, la responsabilité disciplinaire peut être mobilisée si le comportement de certains agents paraît inapproprié, en particulier pour les commentaires, cyniques, faits en aparté de l’échange téléphonique avec les passagers de l’embarcation et également enregistrés.

En l’espèce, quelles conditions doivent être réunies pour pouvoir engager la responsabilité de l’État ?

Saisi d’une action fondée sur une faute de service des agents concernés ou sur une faute du service (tenant aux modalités même d’organisation et de fonctionnement du CROSS), le juge exigera la preuve du fait fautif et d’un lien de causalité avec le préjudice subi. En prenant en compte divers éléments, il pourrait néanmoins amoindrir la responsabilité de la puissance publique.

Il peut notamment apprécier la faute au regard des moyens disponibles[2]. La faiblesse des moyens du centre était connue et l’allocation de nouvelles ressources a d’ailleurs été annoncée par la Première ministre, à la suite des révélations sur ce drame.

Le juge peut également prendre en compte le nombre d’appels reçus durant la nuit du 24 novembre 2021 et, s’il y a lieu, l’activité développée par le CROSS pour sauver d’autres embarcations dans le même laps de temps.

Au demeurant, seuls les ayants droit des victimes ou les survivants de ce drame peuvent agir en justice. L’action indemnitaire d’une association, telle qu’Utopia 56, serait sans doute vouée à l’échec, à défaut de droit à réparation qui lui soit propre.

La responsabilité de l’État a-t-elle déjà été engagée dans des cas similaires ?

Le juge administratif a déjà eu l’occasion de se prononcer sur des opérations de secours en mer insuffisantes ou tardives. Il apprécie alors les modalités d’intervention « compte-tenu des informations dont (le service) disposait et de l’importance des moyens qu’il a mis en œuvre ». Il conclut à l’absence de faute (lourde) dans un arrêt de 1995[3] et (simple) dans l’arrêt de revirement de 1998. Dans ces hypothèses, des interventions de secours ont bien eu lieu. Les faits du 24 novembre 2021 sont distincts : le CROSS s’est abstenu d’agir, une faute d’inaction pourrait être retenue.

Quant à la question spécifique du sauvetage de migrants, seul un arrêt, à notre connaissance, concerne une migrante, qui tentait de rejoindre Mayotte depuis les Comores sur une embarcation de fortune. Secourue, elle n’est ensuite pas prise en charge médicalement à temps et décède. Le Conseil d’État reconnaît la faute mais affirme aussi que la victime « dont la santé était particulièrement fragile, avait pris le risque d’entreprendre une traversée dangereuse sur une embarcation de fortune »[4]. Un partage de responsabilité est alors opéré par moitié. Pourtant, la rapporteure publique Sophie ROUSSEL a mis en évidence les raisons tant juridiques qu’humaines pour ne pas exonérer partiellement l’État, et sans pour autant créer à son encontre une obligation de résultat. Ses conclusions n’ont pas été suivies.

Le juge administratif, s’il était saisi, considérerait-il que les 27 migrants morts le 24 novembre 2021 ont pris un risque qui exonère partiellement l’État ? Nul ne prend la mer dans des conditions aussi difficiles, de nuit et sur un canot, sans percevoir le danger encouru ; dire pour autant qu’il s’agit d’un véritable choix relèverait du cynisme.

Techniquement, une exonération de l’État, dans cette hypothèse, viendrait confirmer que là où la condition de faute s’allège, l’attitude de la victime peut être utilisée pour resserrer la responsabilité.

Surtout, un tel partage de responsabilité constituerait un élément affligeant de plus dans ce drame.

 

[1] Selon la Convention SAR, tout capitaine de navire est tenu de pourvoir, autant que possible, au sauvetage d’une personne en détresse en mer.

[2] À moins de rechercher précisément la responsabilité de l’Etat pour la faute que constitue l’allocation de moyens insuffisants au CROSS. Une action engagée depuis la publication de ce billet explore manifestement cette voie.

[3] V. auparavant dans le même sens CE, 2 oct. 1970, n°77266.

[4] CE, 23 oct. 2020, n° 429383, Mme A., concl. S. Roussel (disponibles sur Arianeweb)

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