Par Raphaëlle Nollez, Directrice de recherche au CNRS, Ecole Normale Supérieure, Paris
La Russie a accentué ses sanctions contre la Cour Pénale Internationale (CPI) en plaçant le 25 septembre trois nouveaux juges sur la liste des « personnes recherchées » par le Ministère de l’intérieur. Quelles conséquences ?

Moscou avait déjà ouvert en mai dernier une enquête pour « attaque contre le représentant d’un État étranger » à l’encontre du Procureur de la Cour, Karim Khan, et des juges de la Chambre préliminaire ayant émis le mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. C’est désormais le Président de la CPI lui-même, le juge polonais Piotr Hofmanski, qui est visé, ainsi que la vice-Présidente, la juge péruvienne Ibanez Carranza, et le juge allemand Bertram Schmitt. RFI rapporte que pour leur protection ils doivent maintenant être équipés de véhicules blindés. La Russie augmente ainsi encore les menaces qu’elle fait peser sur la CPI. Déjà, les autorités néerlandaises avaient arrêté en juin 2022, juste après le début de l’invasion russe en Ukraine, un agent des renseignements russes se faisant passer pour un stagiaire brésilien au siège de la Cour à La Haye.

Ces sanctions russes font suite à l’ouverture par la CPI d’une enquête concernant les crimes commis en Ukraine et la délivrance de mandats d’arrêt, le 17 mars 2023, à l’encontre du Président russe Vladimir Poutine et de la Commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova Belova. Ils sont accusés de déportation et de transfert illégal d’enfants ukrainiens, des actes constitutifs de crimes de guerre selon les articles 8-2-a-vii et 8-2-b-viii du Statut de la CPI.

Déjà-vu

Les graves sanctions individuelles prises par la Russie, qui visent directement des responsables au plus haut niveau de la Cour, ne sont cependant pas une première. Les États-Unis avaient ordonné en juin 2020 pour la première fois de l’histoire de la justice pénale internationale, des sanctions économiques et des restrictions de visas contre certains membres de la CPI. De manière identique à la Russie, ces sanctions étaient prises en réaction à la décision des juges de la CPI d’autoriser l’ouverture d’une enquête, cette fois en Afghanistan, mettant en cause des membres de la CIA et de l’armée américaine soupçonnés de crimes de guerre contre des prisonniers. Le Président Donald Trump avait alors placé la Procureure de la CPI de l’époque, Fatou Bensouda, et son directeur de la division de la compétence sur la liste des sanctions américaines, les frappant du gel de leurs biens et de la suspension de leurs droits d’entrée sur le territoire américain. Les termes de l’executive order ordonnant ces sanctions relevaient d’ailleurs du même registre sémantique que celui utilisé par la Russie : était visée toute personne responsable d’une enquête qui « menace de harcèlement, abus et d’une possible arrestation les membres actuels et passés du Gouvernement des États-Unis et de ses alliés [“threatens to subject current and former US Government and allied officials to harrassment, abuse, and possible arrest”] ». Il s’agissait alors de sanctions sans précédent contre la CPI, émanant qui plus est de la première puissance mondiale. Elles furent finalement levées avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, en avril 2021.

Les enquêtes de la CPI ont la particularité de toucher aux actions des États et des gouvernements, mettant en cause leurs plus hauts dirigeants – jusqu’aux chefs d’État – puisque le Statut de la CPI contient une clause d’exclusion d’immunité (la Cour a d’ailleurs déjà poursuivi des présidents et vice-présidents, qu’ils aient perdu le pouvoir ou soient encore en exercice). Les enquêtes de la CPI menacent donc directement les plus hauts responsables politiques, qui en réponse prennent des sanctions contre la Cour et ceux qui l’incarnent.

Longtemps, la CPI n’a enquêté que dans des États africains, évitant de mettre en cause les ressortissants des grandes puissances. Mais, sous la pression des critiques engendrées par cette politique, elle a opéré un tournant depuis 2016, ouvrant sa première enquête non africaine en Géorgie, qui impliquait pour la première fois les nationaux de l’un des membres permanents du Conseil de sécurité (les militaires russes engagés dans le conflit armé en Ossétie du Sud). Elle a ensuite autorisé en 2019 une enquête en Palestine, qui s’étend aux actes de l’armée israélienne.

Grandes puissances ?

Les réactions des États concernés et de leurs alliés se placèrent dans un premier sur le plan juridique, afin de marquer leur opposition à la Cour et de tenter d’échapper à sa compétence. Les États-Unis, Israël et la Russie, retirèrent leur signature du traité fondateur de la CPI – le Statut de Rome –, qu’ils n’avaient jamais ratifié. Mais la CPI tirant sa compétence du lieu de commission des crimes ou de la nationalité de leurs auteurs, cela n’eut pas d’effet. Ces mesures de rétorsion se durcirent ensuite fortement pour se transformer en sanctions contre la Cour, lorsque les intérêts américain et russe furent plus directement mis en cause par les enquêtes en Afghanistan en 2020 et en Ukraine en 2023.

Les attaques contre la CPI ne sont cependant pas uniquement l’apanage des grandes puissances. Plusieurs États africains – l’Afrique du Sud, le Burundi et la Guinée – avaient menacé de se retirer du Statut de Rome en 2016, à la suite de l’ouverture d’enquêtes de la Cour visant des dirigeants africains : émission de mandats d’arrêt contre les Présidents soudanais Omar Al-Bachir et libyen Mohamed Kadhafi, citations à comparaître des Président et vice-Président kényans, Uhuru Kenyatta et William Ruto, et ouverture d’un examen préliminaire au Burundi (mettant potentiellement en cause son Président, Pierre Nkurunziza, pour les violences ayant précédé sa réélection contestée). L’Union Africaine avait même appelé ses membres à un retrait collectif(une procédure qui n’existe pas en droit international) et adopté plusieurs décisions leur demandant de ne pas coopérer à ces procédures. Si finalement seul le retrait du Burundi fut mené à son terme juridique, entrant en vigueur en 2017, cette période de forte tension avec l’Union africaine a laissé des traces et porté atteinte à la légitimité de l’action de la CPI.

Chaîne de réactions

Cette stratégie de retrait de la CPI fut d’ailleurs également reprise hors d’Afrique par les Philippines, dont le Président d’alors, Rodrigo Dutertre, était concerné par l’ouverture par la Cour d’un examen préliminaire sur les crimes commis durant sa « guerre contre la drogue ». Les Philippines sont ainsi devenues le second État à quitter la CPI en 2019. Il est donc devenu habituel que les dirigeants personnellement poursuivis par la CPI (ou craignant de l’être) cherchent à contrer sa compétence en retirant leur État du Statut de Rome. Mais celui-ci prévoit que « le retrait n’affecte en rien la poursuite de l’examen des affaires que la Cour avait déjà commencé à examiner avant la date à laquelle il a pris effet » (article 127.2) et cette stratégie n’empêche pas la Cour d’être compétente et de poursuivre ses procédures.

La décision russe de sanctionner des membres de la CPI n’est ainsi pas unique en son genre et s’inscrit dans une chaîne de réactions plus ou moins fortes de chefs d’État mis en cause par la Cour. Elle est cependant la première à aller jusqu’à placer le Président de la CPI, plusieurs juges, ainsi que le Procureur (toutes et tous de nationalité d’États soutenant l’Ukraine) sur une liste de personnes recherchées, soulevant des questions de sécurité jamais encore envisagées