Par Olivier Beaud, Didier Rebut et Camille Broyelle, professeurs de droit à l’Université Panthéon-Assas

Alors que la propagation de l’épidémie de Covid-19 prend chaque jour plus d’ampleur, la mise en cause de l’action publique et du degré de préparation de l’État et de ses services, mais aussi de ses gouvernants, soulève de multiples difficultés juridiques. Des actions en justice devant plusieurs juridictions, en cours à ou à venir, sont aujourd’hui à l’ordre du jour.

Saisine de la Cour de justice de la République, le délit reproché à Édouard Philippe et Agnès Buzyn, action éventuelle des victimes contre l’État : retrouvez trois décryptages sur l’ensemble de ces sujets.

La plainte pénale contre Édouard Philippe et Agnès Buzyn

Cette plainte repose sur le fait que M. Philippe et Mme Buzyn auraient eu « conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Pour étayer leur argumentaire, les plaignants s’appuient notamment sur des déclarations d’Agnès Buzyn dans le journal Le Monde au cours duquel elle affirme avoir alerté dès janvier le Premier ministre, Édouard Philippe, sur la gravité de l’épidémie de coronavirus et l’avoir averti que « les élections (municipales) ne pourraient sans doute pas se tenir ». L’ex-ministre de la Santé avait parlé de « mascarade » avant de revenir sur ses propos et de suspendre sa campagne.

Pour le collectif de soignants représentés par ces trois praticiens, le Premier ministre et la candidate LREM à la mairie de Paris se sont abstenus « volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant (…) de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes », en l’occurrence l’épidémie de coronavirus.

Selon les textes en vigueur, de tels faits peuvent être punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

La saisine de la Cour de justice de la République
Olivier Beaud, professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas

Le Club des juristes : Pourquoi la CJR a-t-elle été saisie ?

Olivier Beaud : Depuis la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 provoquée par l’affaire du sang contaminé, les ministres sont, en tant que « membres du gouvernement », soumis à une juridiction spéciale, la Cour de justice de la République, lorsqu’ils font l’objet d’une action pénale. En effet, cette Cour, et non le tribunal correctionnel, est compétente pour les juger en raison « des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions » qui seraient des « crimes ou délits au moment où ils ont été commis » (art. 68-2C). Il reste à démontrer que les faits reprochés au Premier ministre et au ministre de la Santé constituaient bien un délit, mais il est certain qu’il s’agit d’actes « accomplis dans l’exercice de leurs fonctions » et non en dehors desdites fonctions.

LCJ : Qui peut la saisir ?

O.B. : La saisine peut être double. Ce sont soit la « personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit » (art. 68-2 al.2), soit le Parquet, plus précisément le Procureur général près de la Cour de cassation, qui peuvent agir. Avant 1993, seul le Parlement – les deux chambres – était compétent pour « mettre en accusation » les ministres devant la Haute Cour de justice. Une autre particularité de la procédure tient à ce que la commission des requêtes de la CJR est spécialement chargée de filtrer les poursuites ou actions en justice. Elle va décider s’il y a lieu de saisir la commission d’instruction de la CJR ou de classer la plainte. Enfin, si les victimes peuvent demander la saisine de la CJR, elles ne peuvent pas se porter partie civile devant elle.

LCJ : Quelles seraient les chances de succès ?

O.B. : C’est très difficile à dire, mais on peut être au moins certain que la procédure sera extrêmement lente (plusieurs années) si elle allait à son terme. Il faut, d’abord, un examen par la Commission des requêtes, puis éventuellement la saisine par celle-ci de la commission d’instruction de la CJR, et enfin, en cas de renvoi par celle-ci des ministres devant la juridiction pour le procès proprement dit devant cette Cour composée aux quatre cinquièmes de parlementaires. La seule question délicate est de savoir si les faits reprochés peuvent être considérés comme constituant un délit.

À titre personnel, je trouve cette plainte très déplacée, car, dans mon livre sur Le sang contaminé (PUF, 1999) j’ai vigoureusement critiqué la criminalisation de la responsabilité des gouvernants. Sans compter le moment où elle a lieu (est-ce vraiment le moment ?), cette plainte illustre cette dérive vers le « tout pénal ». Dans un régime parlementaire, c’est au Parlement de contrôler les gouvernants. Puisque le Premier ministre est encore en fonctions, c’est aux parlementaires de lui demander des comptes en vertu du principe cardinal de la responsabilité politique. Ils pourront, par exemple, après la sortie de cette terrible crise sanitaire, constituer une commission d’enquête. La voie pénale est une impasse à tous les points de vue.

Le délit d’abstention volontaire reproché à Édouard Philippe et Agnès Buzyn
Didier Rebut, professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas

LCJ : Quel délit vise la plainte ?

Didier Rebut : Il s’agit du délit d’abstention volontaire de prendre ou de provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes prévu par l’article 223-7 du Code pénal et qui est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.

Il s’agit en fait d’un délit complémentaire du délit de non-assistance à personne en danger prévu par l’article 223-6, alinéa 2 du Code pénal. Il a été créé par le Code de pénal de 1992 pour s’appliquer à la situation dans laquelle aucune personne n’est directement en péril, laquelle n’entre pas dans le champ d’application du délit de non-assistance à personne en danger. La Cour de cassation considère en effet que la non-assistance à personne en danger suppose qu’une personne soit directement exposée à un péril de sorte qu’elle refuse de l’appliquer si cela n’est pas le cas. C’est pour répondre à cette jurisprudence que le législateur a créé le délit d’abstention de prendre ou de provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre. Ce délit vise à punir un défaut d’intervention au moment de survenance d’un sinistre alors même qu’aucune personne n’y est directement exposée. La circulaire du 14 mai 1993 portant « commentaire des dispositions de la partie législative du nouveau Code pénal » insistait en ce sens sur le fait que la nouvelle infraction « est constituée même lorsqu’aucune personne n’est directement en péril ».

C’est un délit qui n’a presque jamais été appliqué depuis sa création en 1992. Il avait, par exemple, été reproché aux autorités maritimes dans le naufrage de l’Erika mais celles-ci ont été relaxées. Un des rares cas connus d’application concerne un incendie, un individu ayant été condamné pour ne pas avoir pris de mesure pour l’empêcher.

LCJ : Ce délit est-il applicable à une pandémie?

D.R. : Le délit use du terme sinistre, ce qui renvoie littéralement à un événement catastrophique naturel. Mais il est certain que le législateur n’a pas entendu limiter l’application du délit aux seules catastrophes pour viser n’importe quel événement dommageable. Cela ressort des travaux parlementaires, lesquels ont montré que le législateur entendait donner un très large champ d’application au délit. Une pandémie pourrait assurément être qualifiée de sinistre au sens de l’article 223-7 du Code pénal, dès lors qu’elle concernerait une maladie susceptible d’être mortelle, ce qui est le cas avec le Covid-19.

LCJ : Ce délit pourrait-il être appliqué à des décisions politiques ?

D.R. : Ce délit n’a certes jamais été appliqué dans des affaires sanitaires où des décisions politiques ont été mises en cause pénalement comme le sang contaminé ou l’amiante. Cette application n’était cependant pas possible, puisque les faits poursuivis étaient antérieurs à sa création de sorte que le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères l’aurait empêchée.

Il n’y a pas d’obstacle qui interdise d’appliquer ce délit à des décisions politiques dès lors qu’elles en caractériseraient les éléments constitutifs. La principale difficulté devrait résider dans la caractérisation de l’élément intentionnel. L’article 223-7 du Code pénal punit une abstention volontaire, ce qui signifie que l’auteur doit avoir su qu’un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes était en cours. Cette connaissance doit a priori être certaine au sens où des doutes ou des incertitudes ne devraient pas suffire à l’établir.

Mais il faut signaler que la jurisprudence rendue en matière de non-assistance en danger est très sévère sur ce point. Elle considère que la connaissance du danger est établie dès lors qu’il n’était pas possible de se méprendre sur lui ou quand l’auteur ne s’en est pas préoccupé alors que des signes extérieurs auraient réclamé de s’en inquiéter. Cette jurisprudence pourrait être applicable au délit d’abstention de prendre ou provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre compte tenu de sa proximité avec le délit de non-assistance à personne en danger.

L’éventuel engagement de la responsabilité de l’État en raison de la crise
Camille Broyelle, professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas

LCJ : Une action en responsabilité dirigée contre l’État est-elle envisageable ?

Camille Broyelle : Une précision : nous parlons bien ici de responsabilité de l’État, différente de la responsabilité pénale des ministres concernés. Cette action serait portée devant le juge administratif (seul le juge administratif étant compétent pour juger l’État).

Juridiquement, une telle action est tout à fait possible. Elle est même probable. À chaque grande catastrophe sanitaire a correspondu un recours en responsabilité contre l’État. Sang contaminé (CE, 9 avr. 1993, n°138653), amiante (CE, ass., 3 mars 2004, n° 241153), Médiator (CE, 9 nov. 2016, n° 393902; n° 393108; n° 393904, 3 arrêts), chaque fois, les victimes ont saisi le juge administratif : soit elles ont obtenu réparation du préjudice subi soit, au minimum, lorsque leur préjudice n’était pas établi (trop indirect par exemple), elles ont obtenu que soit reconnue la carence fautive de l’État.

LCJ : Qui pourrait engager une telle action ?

C.B. : Le cercle est large. Juridiquement, toute personne physique ou morale estimant que son dommage est imputable à l’État pourrait saisir le juge administratif : les personnes atteintes par le virus, leurs proches, mais également les victimes collatérales, comme les entreprises dont l’activité a été arrêtée avec le confinement. Personne n’étant épargné par la crise actuelle, tout le monde pourrait, en théorie, saisir le juge qu’il s’agisse de reprocher à l’État d’en n’avoir pas assez fait, ou au contraire d’en avoir trop fait. Si la faute de l’État était retenue, l’État serait condamné. Mais précisément, l’obstacle majeur serait la reconnaissance d’une telle faute.

LCJ : À quelles conditions cette responsabilité serait subordonnée ?

C.B. : Dans les contentieux sanitaires déjà jugés (sang contaminé, amiante ou encore Médiator), une faute qualifiée, c’est-à-dire une faute d’une particulière gravité, n’est pas exigée. La responsabilité de l’État n’est pas pour autant facilement engagée. La démarche du juge est très pragmatique. Elle consiste à apprécier si au regard des connaissances du danger que l’on pouvait avoir, l’État a agi comme il devait le faire.

Concernant la pandémie que nous connaissons, ce n’est ni parce qu’après coup, les mesures adoptées se seraient révélées insuffisantes ni même parce qu’au moment des faits, des signaux auraient indiqué qu’il fallait en faire davantage que l’État serait tenu pour fautif. Pour apprécier le comportement de l’État, devraient être pris en compte les difficultés d’analyse du risque, les dispositifs mis en place pour mieux l’appréhender, les mesures adoptées et leur calendrier de déploiement. Le comportement de l’État serait également comparé à celui adopté par les autres États placés dans la même situation.

Surtout, il conviendrait de distinguer deux périodes : celle qui couvre les quelques semaines à partir du mois de janvier, où le virus est apparu ; celle que nous traversons.

Pour ce qui concerne la première phase, il s’agira de savoir si l’État s’est suffisamment préparé, ce qui renvoie à la question de l’appréhension de la menace (une pandémie d’une telle ampleur était-elle prévisible ?). La deuxième période, elle, la phase de contamination que nous traversons, est une période de circonstances exceptionnelles, où l’État doit faire face à l’urgence. Sauf révélations de carences et dénis manifeste, je n’imagine pas le juge administratif déclarer l’État fautif pour ne pas avoir adopté telle ou telle mesure et le condamner à réparer tels et tels préjudices. Dans de telles situations, qui atteignent la population tout entière, le traitement indemnitaire et individuel est inadapté ; la réponse doit être collective et fondée sur la solidarité nationale.

 

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