Par Thibault Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Saclay (UVSQ)

Dans son discours sur l’état de l’Union du 16 septembre dernier, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a annoncé vouloir « abolir le règlement de Dublin et le remplacer par un nouveau système européen de gouvernance de la migration ». S’il ne fait aucun doute que les règles instituées par ce texte sont pour beaucoup dans la paralysie de la politique européenne en matière de migration, son abrogation et son remplacement par un nouveau système soulèvent cependant de nombreuses difficultés.

Qu’est-ce que le « Règlement de Dublin » ?

Le « Règlement de Dublin » évoqué par Mme von der Leyden est, plus précisément, un Règlement du Parlement européen et du Conseil, adopté, dans sa dernière version, en juin 2013 et dont l’objet est « d’établir les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride ». Il s’agit d’un texte ancien, d’abord adopté sous la forme d’une convention entre États, avant de devenir un Règlement en 2003, après la communautarisation de la politique de l’asile et des migrations dans le Traité d’Amsterdam (1997). Il fait partie à ce titre du « régime d’asile européen commun » (RAEC), aux côtés notamment du Règlement « Eurodac » et des Directives « Accueil », « Procédures » et « Qualification » qui harmonisent les pratiques des États membres en matière d’asile. Les principes que pose le Règlement de Dublin – révisé deux fois depuis 2003, sans modifications de ses principales dispositions cependant – sont ainsi bien ancrés dans le droit européen. Parmi eux, le principe de responsabilité de l’État d’entrée pour l’examen d’une demande de protection internationale est certainement le plus connu. Il consiste à confier à l’État membre sur le territoire duquel le ressortissant d’un État tiers est entré – légalement ou non – le soin d’étudier, le cas échéant, sa demande de protection internationale. Si cet étranger soumet sa demande à un autre État, ce dernier pourra demander à ce qu’il soit transféré vers l’État de première entrée. Ce mécanisme est très largement à l’origine des difficultés actuelles – et déjà anciennes – de la gouvernance européenne en matière de migrations.

Que reproche-t-on au Règlement de Dublin ?

Le Règlement de Dublin institue des règles à la fois inéquitables, injustes et irréalistes. Inéquitables, d’abord, car elles font peser sur les seuls États de première entrée la responsabilité de la demande d’asile. Or, ces États sont, du fait des crises internationales et des voies de migrations, les mêmes depuis de nombreuses années : Italie et Grèce, notamment. Chacun a en tête les difficultés rencontrées par les gouvernements italiens et grecs, à Lampedusa ou sur les îles proches de la Turquie. Tout n’est pas imputable au Règlement de Dublin dans ces difficultés, loin s’en faut, mais il est certain que le fait de confier à quelques États seulement, dans une Union à 27, une part disproportionnée des demandes d’asile, ne facilite pas la gestion de celles-ci. Cela conduit à l’injustice du système : les demandeurs ne peuvent choisir librement le pays auprès duquel ils souhaitent solliciter une protection. Or, si les procédures et conditions d’accès à cette protection sont harmonisées, elles ne sont pas uniformisées : chaque État dispose de ses propres institutions, administrations et juges, si bien que les taux de protection varient considérablement d’un État membre à l’autre. Ainsi par exemple, si l’on en croit les données Eurostat, en 2019, alors que la France a protégé 40% environ des Syriens ayant formulé une demande de protection auprès d’elle, l’Espagne en a protégé… moins de 1% ! Dans ces conditions, l’obtention d’une protection s’apparente à une loterie, et génère nécessairement des techniques de contournement du système de Dublin.

Tel est le caractère assez largement irréaliste de ce système. En effet, tant les États de première entrée que les demandeurs ont intérêt à le contourner : les premiers, pour éviter d’avoir à supporter la responsabilité de l’examen des demandes de protection (le refus d’accepter dans leurs ports les bateaux ayant secouru des migrants en est sans doute l’exemple le plus saisissant), les seconds pour formuler leur demande auprès d’un État plus protecteur que leur État d’entrée. L’ensemble de ces défauts – dont seuls les principaux ont été mentionnés ici – sont reconnus par les États et les divers acteurs de l’asile, sans toutefois qu’une autre solution ne soit parvenue à s’imposer jusqu’à présent.

Quel pourrait-être le nouveau format de gouvernance européenne des migrations ?

La « crise des migrations » en 2015 a mis pleinement au jour les défaillances du Règlement de Dublin, à tel point qu’elle fut surtout une crise de la gouvernance européenne des migrations. Les solutions pour sortir de ces difficultés sont connues, et ont été rappelées récemment dans divers études et rapports, dont l’un de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale et l’autre de l’ancien directeur de l’Office française de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), Pascal Brice.

Parmi ces solutions, les principales sont l’uniformisation et la solidarité : uniformisation, au niveau européen, des conditions d’accès et d’éligibilité à une protection internationale, afin de réduire considérablement les divergences entre États membres concernant l’accueil et la protection des réfugiés ; et solidarité entre États membres par la mise en place de mécanismes de répartition des demandeurs d’asile sur l’ensemble du territoire européen, afin d’éviter de faire peser sur les seuls États d’entrée la responsabilité d’examiner ces demandes. Hélas, l’adoption de telles solutions appelle encore de nombreuses et très longues négociations. On se souviendra ainsi que les décisions adoptées par l’UE en 2015, au plus fort de la crise, pour imposer une répartition solidaire des demandeurs d’asile à l’échelle européenne ont été violées par la quasi-totalité des États membres, et que les discussions relatives à la refonte du Règlement de Dublin durent depuis… 2016.