Par Jean-François Kerléo – Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille – Vice-président de l’Observatoire de l’éthique publique
Le remaniement ministériel du gouvernement d’Elisabeth Borne a eu lieu ce jeudi 20 juillet. Si la composition du gouvernement change, les obligations déontologiques auxquelles sont soumis ses membres restent quant à elles les mêmes. Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille et Vice-président de l’Observatoire de l’éthique publique, nous en dit plus sur le contrôle déontologique des fonctions gouvernementales.

Les nouveaux ministres sont-ils soumis à un contrôle déontologique préalable ?

Les contrôles déontologiques s’exercent principalement à l’entrée dans le Gouvernement, mais il existe aujourd’hui des vérifications facultatives avant la nomination. Dès leur nomination, les nouveaux entrants font systématiquement l’objet d’une vérification fiscale qui est supervisée par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) mais conduite par l’administration fiscale, afin de s’assurer qu’ils sont à jour du paiement de leurs impôts. En cas de difficultés, la loi du 9 décembre 2016 (dite SAPIN 2) prévoit d’informer le président de la République et le Premier ministre, le membre du Gouvernement concerné étant alors poussé à la démission.

Or, à l’occasion du remaniement ministériel de février 2016, cette procédure a été utilisée en amont de la nomination afin de ne pas risquer de revivre la mésaventure rencontrée avec le secrétaire d’État au commerce extérieur Thomas Thévenoud, en septembre 2014, qui fut contraint à la démission neuf jours après sa nomination en raison d’une phobie administrative qui le conduisait à ne pas déclarer ses impôts.

C’est surtout avec le gouvernement d’Édouard Philippe en mai 2017 que cette pratique s’est généralisée, ce qui avait retardé l’annonce officielle sur la composition du Gouvernement. La pratique avait même été étendue, puisque la HATVP avait été sollicitée pour exprimer un avis plus général sur les risques déontologiques inhérents à la situation de futurs ministres. Afin de sécuriser le mécanisme, la loi ordinaire du 15 septembre 2017 prévoit désormais que le Président de la République peut, préalablement à la nomination d’un membre du Gouvernement, demander à la HATVP des informations sur leur situation au regard des éventuels conflits d’intérêts et sur le respect de leurs obligations déclaratives en matière de patrimoine et d’intérêts, ainsi qu’ une attestation sur leur situation fiscale et le bulletin n° 2 de leur casier judiciaire. Une telle démarche n’a pas été appliquée dans le cadre du présent remaniement, y compris pour les nouveaux entrants.

Ces contrôles préalables facultatifs sont loin d’intégrer la déontologie dans le processus de sélection des membres du Gouvernement par le Président de la République et le Premier ministre : depuis la composition du Gouvernement de 2022 jusqu’à l’actuel remaniement, les enjeux déontologiques n’ont été pris en compte et traités qu’après la nomination des intéressés, parfois tardivement après celle-ci, alors que le risque de conflit d’intérêts était avéré et manifeste. Est-il alors devenu si difficile de trouver des candidats à certains portefeuilles ministériels qui soient compétents sans encourir de risque déontologique ?

Quelles sont les obligations déontologiques auxquelles sont soumis les ministres nommés ?

À leur entrée en fonction, les membres du Gouvernement se voient remettre, par le secrétariat général du Gouvernement (SGG) un document interne, intitulé « Règles applicables à la fonction de membres du gouvernement », qui rassemble notamment les obligations déontologiques. En l’absence de déontologue du Gouvernement, le SGG assume le rôle de conseil et rappelle les règles opposables, sans pour autant être à l’abri de quelques ratés si l’on se souvient de Jean-Paul Delevoye, qui avait continué à exercer des activités incompatibles avec sa fonction de ministre et dont la déclaration d’intérêts était particulièrement incomplète.

Selon la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, les membres du gouvernement doivent exercer leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veiller à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts. La notion de conflits d’intérêts est définie comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

La loi prévoit des obligations déclaratives ayant entre autres finalités la prévention des conflits d’intérêts et la lutte contre l’évasion fiscale. À cet égard, dans les deux mois suivant leur nomination, les membres du Gouvernement adressent à la HATVP une déclaration de situation patrimoniale concernant la totalité de leurs biens ainsi que ceux de la communauté ou les biens indivis et une déclaration d’intérêts mentionnant les activités professionnelles, les participations aux organes dirigeants d’organismes, la profession du conjoint, au cours des cinq années précédentes. La HATVP a récemment proposé de réduire la durée de dépôt de ces déclarations à 15 jours afin de désamorcer, dans les plus brefs délais, les risques déontologiques. À défaut, Didier Migaud a proposé que la Haute Autorité leur transmette un questionnaire de prévention des conflits d’intérêts dans un délai d’une semaine après leur nomination, afin de leur éviter de se trouver dans une telle situation.

La HATVP contrôle l’exactitude, l’exhaustivité et la sincérité des déclarations en s’appuyant sur les informations de l’administration fiscale. Elle peut enjoindre le déclarant qui aurait omis de le faire de déposer sa déclaration dans le délai d’un mois ou de fournir des explications lorsque subsiste un doute. En l’absence de pouvoir de sanction, qu’elle réclame depuis plusieurs années, la HATVP se contente de saisir le Parquet de toute déclaration irrégulière. Si les premières saisines visaient des déclarations de patrimoine (ex. en mars 2014 avec Yamina Benguigui, ministre déléguée chargée de la francophonie), les plus récentes ont concerné celles d’intérêts (ex. en 2020 pour Alain Griset, ministre des PME), pour lesquelles la HATVP dispose d’un pouvoir de contrôle plus limité.

Les entrants au Gouvernement sont des députés de la majorité ainsi qu’un maire d’une grande commune et, à ce titre, avaient déjà déposé leur déclaration de patrimoine et d’intérêts. Aucun nouveau dépôt n’est alors exigé de leur part. En revanche, le régime de publicité a changé puisque, pour les parlementaires, si la déclaration d’intérêts est mise en ligne par la HATVP comme pour les membres du Gouvernement, leur déclaration de patrimoine est en revanche uniquement consultable en préfecture. Celle-ci a donc été mise en ligne par la HATVP, à l’annonce de la nouvelle composition, pour les députés entrants.

Que doit faire le membre du Gouvernement en situation de conflit d’intérêts ?

À l’issue de son contrôle, la HATVP peut émettre un avis sur un risque de conflit d’intérêts et enjoindre le membre du Gouvernement d’y mettre fin. Deux types de déport peuvent survenir : l’un permanent, l’autre temporaire. Concernant le premier cas, un décret doit expressément prévoir les compétences retirées au membre concerné et attribuer la compétence au ministre de tutelle s’il s’agit d’un secrétaire d’État ou d’un ministre délégué, au Premier ministre s’il s’agit d’un ministre et au premier des ministres dans l’ordre du décret de nomination du Gouvernement s’il s’agit du Premier ministre. Concernant le second cas, un ministre peut se déporter en refusant de participer à une délibération du Conseil des ministres lorsque la question traitée le place en situation de conflit d’intérêts. Les deux types de déports sont inscrits, en vertu de la loi du 15 septembre 2017, dans un registre qui est accessible au public sur le site internet « gouvernement.fr ».

À la suite du remaniement, la situation de conflit d’intérêts du ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, a été immédiatement soulevée en raison de la fonction de directrice déléguée de la Caisse nationale d’assurance maladie exercée par son épouse. Une situation assez similaire de conflit entre deux intérêts publics s’était présentée avec Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, qui s’était vue déchargée par décret du Premier ministre de la tutelle de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) lorsque son mari le dirigeait. Selon le SGG, une telle situation ne porte pas atteinte aux exigences d’impartialité, mais impose au nouveau ministre de préciser à la Première ministre qu’il se déportera de toute décision qui concernerait la situation personnelle de sa conjointe. Une telle restriction limite la portée du déport alors qu’une lecture plus généreuse aurait pu, comme dans le cas précédemment cité, interdire au ministre de s’occuper de toute affaire concernant la CNAM, ce qui aurait eu pour conséquence de vider substantiellement le portefeuille ministériel de l’intéressé.  Dans une délibération de son collège en date du 25 juillet 2023, la HATVP a validé la lecture du SGG en considérant que Madame Cazeneuve se trouvait, en tant que directrice adjointe ne disposant pas de délégation de pouvoir, sous l’autorité du directeur général, seule personne décisionnaire et engageant la responsabilité de l’établissement, sous entendant alors que la situation aurait été différente si l’épouse du ministre avait été la directrice générale. La HATVP a également pris soin de rappeler le statut d’établissement public administratif de la CNAM (et non d’EPIC), soulignant la convergence des intérêts avec le ministère et l’absence de risque en termes de concurrence entre les acteurs. Le déport s’impose donc au ministre pour les seules affaires touchant personnellement son épouse.

Y a-t-il des obligations déontologiques à la sortie des fonctions gouvernementales ?

Le ministre sortant n’est pas exempté d’obligations puisque, dans les deux mois de la cessation des fonctions, il transmet une nouvelle déclaration de patrimoine afin que la HATVP vérifie qu’il ne s’est pas illégalement enrichi en cours de fonction. En cas de doute, la HATVP peut transmettre le dossier au Parquet.

Depuis une loi du 6 août 2019, les membres du Gouvernement sont soumis à un contrôle préalable obligatoire de la HATVP pour toute reconversion professionnelle pendant les trois années suivant la fin des fonctions. La Haute Autorité s’assure que l’activité envisagée ne risque pas de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service, de méconnaître tout principe déontologique de dignité, impartialité, intégrité, probité et neutralité, ou de placer l’intéressé dans la situation de commettre le délit de pantouflage (art. 432-13 du code pénal). Le contrôle porte donc à la fois sur le risque pénal et déontologique.

Si la HATVP rend quasi exclusivement des avis de compatibilité avec réserves – de rares avis d’incompatibilité ont été rendus pour des demandes formulées par Roselyne Bachelot ou Frédérique Vidal – ce contrôle fait toujours l’objet de vives polémiques. L’avis d’incompatibilité opposé par la HATVP à l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique Cédric O fut l’occasion pour lui de se livrer à de violentes diatribes à l’encontre de l’actuel régime du pantouflage, surtout après que le Conseil d’État, dans l’arrêt n° 472366 du 20 juin 2023, eut donné raison à la Haute Autorité.

D’où l’importance des informations préalables à la nomination pour alerter les futurs ministres sur leurs obligations au cours de l’exercice des fonctions mais aussi sur la continuité de la déontologie après leur cessation, afin d’anticiper sur des déports et abstentions en vue d’une potentielle reconversion.