Par Alan Hervé, Professeur à SciencesPo Rennes, titulaire d’une Chaire Jean Monnet en droit de l’Union européenne

L’Union européenne et les États-Unis viennent d’annoncer leur décision de suspendre un certain nombre de sanctions commerciales dans les secteurs de l’acier-aluminium et de l’aéronautique. L’occasion de faire le point sur la relation commerciale euro-américaine depuis l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden.

Ces dernières années, il a souvent été question d’un climat de guerre commerciale entre l’Union européenne et les États-Unis. Qu’en est-il réellement ?

Ces expressions sont excessives. Même dans les pires moments de tensions entre l’Union européenne et les États-Unis sur les sujets commerciaux, les sanctions commerciales n’ont été appliquées qu’à une part résiduelle des échanges entre ces deux blocs. Il est vrai cependant que, ces dernières années, l’administration Trump a ouvertement contesté l’ordre économique international hérité de l’après-guerre froide. Partisane d’une approche transactionnelle des relations internationales, où le rapport de force se substitue au respect des règles, cette présidence a bouleversé les repères traditionnels des Européens.

L’administration Trump, prolongeant un choix arrêté sous Barack Obama, a ainsi décidé de bloquer le fonctionnement du mécanisme de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en empêchant toute nomination de nouveaux membres de son Organe d’appel, le dernier mandat vacant ayant expiré en novembre 2020. Elle estimait que celui-ci, agissant comme une juridiction, avait violé son mandat en faisant un usage excessif de son pouvoir d’interprétation, en développant une jurisprudence préjudiciable aux intérêts américains. En conséquence, il suffit désormais à un membre de l’OMC de faire appel d’un rapport de groupe spécial pour bloquer toute la procédure de règlement des différends.

En parallèle, le président Trump a décidé en mars 2018 de réactiver une loi du Congrès de 1962, adoptée dans le contexte de la guerre froide, pour restreindre les importations d’acier et d’aluminium au nom de la sécurité nationale. Épargnées dans un premier temps, les importations de l’Union européenne de ces produits ont bientôt été visées par des hausses importantes de droits de douane.

Les sanctions américaines adoptées dans le cadre de l’affaire Airbus sont plus classiques et résultent d’une plainte ancienne des États-Unis, déposée dès 2004. Depuis près de 10 ans, les organes de jugements de l’OMC (groupes spéciaux et Organe d’appel) ont constaté que le système de subventions dont bénéficie l’entreprise Airbus est contraire aux règles multilatérales. En octobre 2019, un arbitrage de l’OMC a autorisé les États-Unis à mettre en œuvre des sanctions commerciales à l’encontre des Européens pour un montant record d’environ 7,5 milliards de dollars par an. Depuis lors, les États-Unis ont appliqué ces sanctions, qui prennent là encore la forme d’une hausse des tarifs douaniers, sur les appareils Airbus et toute une gamme de produits importés, principalement agricoles. L’approche américaine dite du Carrousel consiste en outre à faire périodiquement évoluer la liste des produits visés, de façon à démultiplier l’impact des sanctions commerciales.

L’Union européenne n’a pas manqué de réagir. Tout d’abord, concernant le blocage de l’Organe d’appel, avec une quinzaine d’autres membres de l’OMC, elle a participé à la création d’un mécanisme d’appel intérimaire. Ce système reprend à son compte les procédures et la jurisprudence de l’Organe d’appel, dans l’attente d’un éventuel changement de position américaine. Elle a aussi récemment révisé sa législation afin de faciliter à l’avenir l’adoption unilatérale des sanctions commerciales contre un membre qui bloquerait de façon abusive une procédure de règlement des différends à l’OMC. Dès le printemps 2018, la Commission européenne a par ailleurs adopté des contre-mesures dans le domaine de l’acier, tout en saisissant l’OMC afin qu’un groupe spécial se prononce sur la légalité des mesures américaines. Dans le dossier aéronautique, l’Union européenne avait dès 2004 porté plainte à l’OMC au sujet des subventions accordées par les États-Unis à l’entreprise Boeing. En octobre 2020, elle a elle aussi été autorisée par l’OMC à adopter des sanctions pour un montant équivalant à 4 milliards de dollars par an. Des hausses de droits de douane visant des produits américains ont été décidées peu de temps après par la Commission.

En quoi consiste la « trêve commerciale » dont la presse généraliste se fait actuellement écho ?

C’est sur ces les différends Airbus/Boeing et Acier/Aluminium que des accords temporaires viennent d’être trouvés. Si l’on veut s’inspirer du vocabulaire militaire, il s’agit pour le moment d’une trêve plutôt que d’une paix durable.

Début mars, Européens et Américains se sont d’abord entendus pour suspendre pour une durée de quatre mois les sanctions croisées adoptées dans le secteur aéronautique. Cette période court de mars 2021 à juillet 2021 et l’on peut imaginer qu’elle sera renouvelée si les négociations progressent. Quelques temps plus tard, les deux parties ont annoncé une négociation sur le sujet de l’acier et de l’aluminium. Il n’est cependant pas encore question de mettre fin aux mesures commerciales sur l’acier qui restent actuellement en vigueur, de part et d’autre. La diplomatie commerciale reprend cependant ses droits.

Cette évolution n’est pas étonnante. Concernant le dossier Airbus/Boeing, il était évident qu’un différend de cette importance ne pouvait être résolu par un simple rapport de l’OMC ou le recours à des droits de douanes qui pénalisent en réalité aussi bien le pays visé que celui qui les met en œuvre, eu égard à la densité des liens commerciaux transatlantiques. Seul un nouvel accord sur les subventions au secteur aéronautique, inévitable compte tenu de la réalité de ce secteur et de la désuétude des règles en vigueur, pourra à terme permettre de résoudre durablement ce contentieux. Il est au demeurant nécessaire de ne pas limiter cet accord aux seuls Européens et Américains, dont le duopole pourrait à moyen terme être remis en cause par l’aéronautique chinois, et même d’autres acteurs concernant la construction des moyens et longs courriers.

Dans le dossier de l’acier, les deux parties n’ont sans doute rien à gagner à ce qu’un groupe spécial prenne position sur l’épineuse question du droit des membres de prendre des mesures a priori contraires aux règles de l’OMC mais fondée sur la sécurité nationale. Dans un contexte de grandes tensions géopolitiques, le sujet est trop sensible et trop sérieux pour être confié aux seuls juristes, aux dépends des diplomates !

La négociation, qui est en quelque sorte le prolongement des conflits commerciaux par d’autres moyens, était ainsi in fine inévitable dans le règlement de ces deux dossiers. Ces cas de figure sont en réalité assez classiques.

Cet apaisement des tensions dans la relation transatlantique augure-t-il d’une relance prochaine des négociations d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis ?

En l’état, cette hypothèse est assez peu réaliste tant ce projet de traité, abandonné sous l’administration Trump avait déjà du plomb dans l’aile sous celle d’Obama. L’administration Biden a certes fait montre de sa volonté de mieux coopérer avec les Européens sur les sujets économiques et commerciaux. Les efforts diplomatiques récents en témoignent, de même que la levée du veto présidentiel qui empêchait la nomination de la nouvelle Directrice générale de l’OMC, Mme Ngozi Okonjo-Iweala. Mais des désaccords majeurs restent encore non résolus, en particulier celui qui concerne la procédure de règlement des différends de l’OMC et de son Organe d’appel. Du reste, la récente prise de position de l’administration Biden concernait la levée des brevets, et la désapprobation qu’elle a suscitée de la part des dirigeants Européens sur les vaccins a montré la difficulté de l’UE et des États-Unis à porter une parole commune. On peut encore souligner la divergence transatlantique qui perdure sur le sujet des législations américaines aux effets extraterritoriaux qui continuent d’affecter les entreprises européennes.

Pour autant, un rapprochement de ces deux blocs commerciaux n’est pas à exclure. Le véritable rival stratégique des États-Unis et de l’Union, c’est aujourd’hui la Chine, avec laquelle les oppositions sont beaucoup plus profondes et structurantes, notamment quant au rôle de l’État dans l’économie, sur la question de la propriété intellectuelle, du transfert forcé de technologies, du lien entre commerce et droits humains et sociaux fondamentaux. Le vote récent par le Parlement d’une résolution hostile à l’approbation du projet sur le commerce et l’investissement que la Commission avait négocié avec les autorités chinoises le démontre. Reste à savoir si Européens et Américains sauront inventer une diplomatie commerciale commune pour contrer la vision chinoise du système commercial international.

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