Par Anne-Charlène Bezzina – Constitutionnaliste – Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen – Membre du CUREJ de Rouen – Membre associée de l’IRJS de Paris I
L’Italie ayant refusé de laisser le navire humanitaire Ocean Viking débarquer, la France a critiqué « le choix incompréhensible » de l’Italie, permis au navire d’accoster au port de Toulon et annoncé des mesures de rétorsion envers Rome (suspension immédiate de l’accueil prévu de plusieurs milliers de réfugiés actuellement en Italie). Giorgia Meloni a qualifié cette réaction du gouvernement français d’injustifiée et assure vouloir trouver « une solution européenne » à la question migratoire. La sincérité de cette réaction pourrait pourtant ne pas résister à l’examen juridique.

Au regard du droit de l’UE, que penser juridiquement de la position de l’Italie ?

La position de l’Italie s’inscrit en contradiction avec l’engagement qu’elle a pris avec d’autres États européens à travers le « Pacte européen sur la migration et l’asile » dont la première étape de mise en œuvre a été adoptée le 22 juin 2022. Cet accord n’est pas un Traité européen à proprement parler mais plutôt un accord intergouvernemental entre l’Allemagne, la Belgique, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein. Il consacre un mécanisme de solidarité volontaire face à la migration internationale tendant « à fournir aux États membres les plus touchés par les flux migratoires (…) une assistance adaptée à leurs besoins provenant d’autres États membres (…) en proposant des relocalisations et des contributions financières ».

Juridiquement, en refusant d’accueillir les passagers de l’Ocean Viking, l’Italie se met donc en défaut par rapport à son obligation de respecter cet accord placé sous le contrôle de la Commission européenne, d’autant plus que cet État a touché les subventions afférentes à la politique d’accueil. En ce sens, un recours en manquement – qui permet à la Cour de justice de l’Union européenne de contrôler le respect par les États membres de leurs obligations européennes – pourrait être intenté soit par la Commission, soit par un autre État membre.

Il faut toutefois nuancer ce propos eu égard à la particulière « tension » dans laquelle se trouve l’Italie quant à l’accueil de migrants. Le mécanisme prévu par le pacte est un mécanisme de solidarité seulement « volontaire ». Le texte prévoit directement que certains États membres puissent estimer « qu’ils ne sont temporairement pas en capacité de contribuer » au mécanisme. La position de l’Italie pourrait donc être justifiée par la « pression migratoire » qu’elle subit.

Le décret pris par G. Meloni autorisant seulement le débarquement des femmes, mineurs, blessés était-il légal ?

Sur le point plus précis du décret relatif au « choix des migrants » pouvant être admis sur le sol italien, ce dernier a une forte charge politique. Il s’agit d’un engagement de campagne qui figure dans le programme de la coalition des droites, intitulé « Pour l’Italie », qui comprend un important volet « sécurité et lutte contre l’immigration illégale » indiquant directement une volonté très claire d’endiguer l’arrivée de personnes migrantes en Italie. L’Italie renoue avec la politique dite des « ports fermés » qui était la sienne sous M. Salvini en 2018.

Pour autant ce décret apparaît fragile quant à sa légalité. Tout d’abord, le droit international interdit tout type de discrimination, qui plus est fondée sur le sexe et la santé. En revanche, le droit international humanitaire peut tolérer certaines discriminations dès lors qu’elles ne sont pas « défavorables » à la personne concernée. On peut donc s’interroger sur l’interprétation qui est faite par l’Italie de favoriser les femmes, les enfants et les personnes malades qui peut être perçue comme défavorable à l’égard des hommes, sauf à démontrer le niveau de vulnérabilité des personnes acceptées au cas par cas, ce qui paraît complexe voire impossible dans des situations d’urgence.

De plus, au vu du droit de la mer, l’Italie est tenue de trouver un « lieu sûr » à tous les survivants – sans distinctions – pour débarquer immédiatement.

En droit de l’Union européenne, le Pacte d’asile réaffirmé en 2022 ne prévoit pas non plus qu’une « sélection » puisse être opérée entre les migrants. Rappelons que M. Salvini a déjà été attaqué en justice pour « séquestration de personnes, omission et refus d’actes officiels », pour avoir empêché le navire Open Arms d’accoster durant 19 jours en août 2019. Dans le même sens, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé le 1er août 2022 que « les bateaux d’organisations humanitaires qui font du secours en mer ne peuvent pas être contrôlés par l’État où (ils) débarquent » sauf pour « un risque évident de danger pour la sécurité, la santé ou l’environnement » ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.

Le décret pourrait donc être utilement attaqué en justice pour l’inégalité dont il est porteur et eu égard au contrôle des migrants qu’il induit.

Face à cette position italienne, G. Darmanin a évoqué des représailles ainsi qu’un renforcement du contrôle aux frontières, qu’en penser juridiquement ? De quelle marge de manœuvre dispose la France ?

La menace de « représailles » n’a pas beaucoup de poids juridique. En effet, il n’appartient pas à un État d’en sanctionner un autre, à part par le jeu diplomatique. C’est ce que fait en ce moment la France en déclarant notamment qu’elle ne prendra pas « sa part » de relocalisation de migrants en vertu du mécanisme de solidarité volontaire.

Quant à la menace de durcir les contrôles aux frontières, elle ne peut s’appliquer que dans le cadre de contrôles aléatoires sur les huit points de passage autorisés répertoriés par l’Union européenne (qui sont des points de contrôles autoroutiers, routiers ou ferroviaires). Néanmoins, ce renforcement ne peut pas constituer un réel « contrôle aux frontières » dès lors que la France comme l’Italie font partie de l’espace Schengen (depuis 1985), où s’applique la libre circulation des personnes entre les territoires membres.

Certes des contrôles « exceptionnels (…) en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure » peuvent être rétablis aux frontières intérieures, comme le prévoit directement le Code frontières de l’accord de Schengen. Néanmoins la durée totale de la réintroduction de ces contrôles «ne peut excéder six mois».

En France, depuis 2015, ces contrôles ont déjà été rétablis pour divers motifs : la menace terroriste, l’Euro de football et le Covid 19 (encore dernièrement jusqu’au 31 octobre 2022, NB. Ces données figurent dans la liste des notifications des États membres publiée par l’UE). Ainsi, en 2022, cela fait plus de six années qu’une mesure exceptionnelle et temporaire est reconduite. A notre sens, le contrôle aux frontières intérieures ne pourra pas être réintroduit de nouveau en 2023 pour un motif tiré du non-respect par l’Italie de ses engagements migratoires, puisque la France n’a aucun titre à sanctionner ce pays de manière unilatérale.

Quels enjeux pour l’UE pose cette affaire, notamment, où en est la question d’un asile européen aujourd’hui et quels obstacles se posent ?

L’Union européenne a acquis, depuis le traité d’Amsterdam de 1997, une compétence en matière d’asile et d’immigration pour créer un tronc commun de droits applicables dans tous les États membres. Depuis l’adoption du Traité de Lisbonne, le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres en matière d’immigration, y compris concernant les coûts financiers, est solennellement affirmé.

Ainsi, depuis le Traité d’Amsterdam, les instruments nécessaires pour mener une politique d’asile et d’immigration ont été progressivement mis en place. Cependant, les orientations de la politique européenne d’immigration restent encore largement à définir malgré l’adoption de plusieurs directives en la matière. C’est tout l’objet du nouveau « Pacte sur la migration et l’asile » susmentionné. La Commission a proposé d’intégrer à ce pacte beaucoup d’éléments sur le temps long : une modification du droit existant de la procédure de retour à la frontière, une procédure de contrôle préalable des entrées, un cadre commun pour faire face aux arrivées irrégulières, etc.

Toutes ces propositions s’inscrivent bien entendu dans le respect de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du principe de non-refoulement des personnes ayant la qualité de réfugiés, il s’agit de proposer le traitement de ces questions par l’Union européenne.

Il reste que ces propositions ont une teneur politique très forte et que les États, depuis 2015, sont dans une position très paradoxale face à ces avancées.

D’un côté, ils ont manifesté leur réticence à voir l’Union européenne traiter de ces questions. En ce sens, l’Italie pourrait bientôt faire savoir, depuis la formation de son nouveau gouvernement, qu’elle ne souhaite pas avancer plus en avant dans ce processus d’intégration. En effet, l’immigration est un domaine traditionnellement et constitutionnellement ancré au cœur de la souveraineté des États à travers la question de la nationalité qui est centrale dans la formation des États-Nations. D’un autre côté, les États – l’Italie au premier chef – attendent de l’Union européenne plus d’engagement sur cette question de la « solidarité européenne » et de la reconduite à la frontière.

La marge de manœuvre de l’Union européenne est étroite en termes d’acceptation par les États membres. L’obstacle à un asile européen uniformisé est donc plus que jamais politique.

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