Par Thibault Desmoulins, Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), qualifié aux fonctions de Maître de conférences en droit public (CNU 02)

Avec seulement un mois d’écart, le principe de libre communicabilité des archives à l’expiration du délai de classification « secret-défense » a été successivement réaffirmé par le Conseil d’État et réformé par le législateur, avec l’aval du Conseil constitutionnel. Cette intervention législative ouvre une nouvelle fenêtre opaque et un obscur pouvoir discrétionnaire sur les archives « secret-défense ».

L’entrée en vigueur d’une nouvelle loi « relative à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement » (PTAR), le 30 juillet dernier, fut assez discrète compte tenu du contexte sanitaire encore préoccupant. Elle réalise pourtant, avec célérité et en profondeur, une réforme de la classification « secret-défense » d’autant plus intéressante qu’elle semble « répondre », si ce n’est « rattraper », les dernières évolutions de cette matière. Pour n’en faire qu’un bref rappel, le droit d’accès aux archives fut récemment entravé par la formalisation d’une procédure de « déclassification », instaurée par une instruction interministérielle (n°1300), en lieu et place d’une « communicabilité de plein droit » au terme d’un délai fixe, comme l’avait prévu le législateur en 2008. Une forte mobilisation des communautés associatives, archivistiques, journalistiques et universitaires, ayant d’abord provoqué une prise de conscience de l’Élysée, a conduit au dépôt d’un recours devant le Conseil d’État à l’encontre de l’arrêté approuvant l’instruction interministérielle. C’est dans le sillon de cette mobilisation que sont venues se placer une décision récente du Conseil d’État du 2 juillet 2021 ainsi qu’un projet de loi, désormais adopté à travers la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement.

Quelle est la portée de la décision du Conseil d’État du 2 juillet 2021 ?

Le Conseil d’État y affirme « qu’en subordonnant la communication des archives classifiées à leur déclassification préalable, après l’expiration de ces délais, l’article 7.6.1 de l’instruction générale interministérielle n° 1300 est contraire aux dispositions de l’article L. 213-2 du code du patrimoine » (§8) et conclut, par conséquent, à l’annulation de l’arrêté du 13 novembre 2020 en tant qu’il approuvait cet article de l’instruction interministérielle.

En cela, la décision du Conseil d’État protège l’équilibre libéral fixé par le législateur en 2008, que le pouvoir réglementaire avait compromis en pratique par un formalisme exagéré. S’en trouve ainsi implicitement confirmé, comme on pouvait déjà le lire dans un précédent article du 2 avril, que la compétence de l’Exécutif dans l’organisation du secret-défense ne saurait ni se substituer ni contrarier la compétence législative de concilier le secret-défense avec les libertés, tant d’information et de communication que d’accès aux archives et de recherche.

La solution du Conseil d’État conforte ainsi le droit d’accès aux archives mais aussi la compétence législative elle-même, face à un Exécutif arguant de son autonomie et de ses prérogatives constitutionnelles en la matière (articles 5, 20, 21 notamment).

Les décisions du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ont-elles influé sur la réforme législative ?

Le dépôt du projet de loi (28 avril), ayant suivi la mobilisation et la requête devant le Conseil d’État (23 septembre), semblait précisément destiné à recevoir l’avis au Conseil d’État (21 avril) avant que ce dernier ne réponde aux requérants (2 juillet), de sorte que sa décision se trouve en quelque sorte enchâssée, ou phagocytée, par la réforme à venir.

En effet, l’article 39 de la Constitution avait déjà permis au Conseil d’État d’émettre un avis sur le projet de loi en cours d’examen et d’y approuver la réaffirmation explicite de l’équilibre législatif de 2008 (not. §34 favorable à clarifier l’art. L. 213-2 III du Code du patrimoine). Sa décision du 2 juillet ne fait que reproduire cette position, que l’Exécutif paraissait lui-même rallier dans les motifs et les travaux législatifs de cette loi. C’est donc moins la décision du Conseil d’État qui paraît susceptible d’avoir influencé la réforme que l’inverse.

En effet, une autre disposition de cette réforme n’avait pas retenu l’attention du Conseil d’État dans son avis, tandis qu’elle semble renverser l’équilibre de 2008 au détriment du droit d’accès aux archives : l’article 19 (al. 5 à 11) du projet permettait aux autorités compétentes de prolonger de manière discrétionnaire la durée de classification « jusqu’à la date de la perte de leur valeur opérationnelle », pour tout document relatif aux sites sensibles, au matériel de guerre, aux armes de dissuasion ainsi qu’aux « procédures opérationnelles ou […] capacités techniques des services de renseignement ».

Tandis que l’étude d’impact a mis en avant une conception plutôt restrictive de cette dernière expression, l’avis du Conseil d’État a quant à lui considéré que « les limitations apportées par le projet à la communicabilité de plein droit au-delà de cinquante ans, sont justifiées par la nature des intérêts fondamentaux à protéger, qu’il s’agisse de la souveraineté nationale, de la défense ou de la sécurité nationale » (§35). Les débats législatifs ont également conduit au maintien de ces dispositions, malgré les interventions de certains sénateurs jusque très tard dans la nuit du 20 juin et, au-delà, devant la commission mixte paritaire du 9 juillet. Et la décision du Conseil constitutionnel de considérer, enfin, que « ces dispositions mettent en œuvre les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. Elles poursuivent également l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public » en portant atteinte de manière proportionnée au droit d’accès aux archives (§48 et s.).

Le droit d’accès aux archives y remporte donc une victoire à Pyrrhus, puisque le principe libéral réaffirmé par les juges du Palais Royal – revendiqué par le projet de loi adopté – s’accompagne de nouvelles restrictions sécuritaires.

Quelle est la portée finale de la réforme accomplie par la loi du 30 juillet 2021 ?

Le projet de loi paraît profiter de la réaffirmation du principe de libre communicabilité pour l’adosser à de nouvelles exceptions, hérissant de nouveau le pouvoir discrétionnaire des services de renseignement en face du droit d’accès aux archives. La refonte du régime de déclassification prévue par l’article 19 fait craindre qu’il ne conduise en pratique, à nouveau et en même temps, à d’importantes restrictions d’accès aux archives. La pratique actuelle des nombreux services de renseignement du « premier et deuxième cercles » concernés (art. R. 811-1 et 811-2 du Code de la sécurité intérieure) et de la direction de la communauté du renseignement, guidée par l’Exécutif et le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, le laissent à tout le moins supposer. Reste en effet la possibilité de considérer que tout document puisse trahir les « procédures opérationnelles » et les « capacités techniques » ayant permis de l’obtenir, ou qu’il conserve une « valeur opérationnelle » librement appréciable, afin de prolonger la durée de classification ad nutum, sans maximum légal. C’est pourtant à travers un délai fixe et déterminé par la loi que le droit au libre accès aux archives publiques, à valeur constitutionnelle, était depuis 1979 et jusqu’à présent susceptible d’être aménagé de manière proportionnée par le législateur et non par l’administration.

Ce faisant, la loi du 30 juillet 2021 ne se suffit pas de réformer, au fond, le régime applicable aux documents « secret-défense ». La précédente loi de 2008 était directement consacrée aux archives, elle était le fruit d’une procédure législative ordinaire dont les débats ont tiré profit du riche rapport réalisé plus tôt par le Président Braibant. La loi de 2021, quant à elle, est dédiée à la lutte anti-terroriste et au renseignement, a fait l’objet d’une procédure accélérée par le Gouvernement, dans le contexte intranquille d’une crise sanitaire. Plus encore, son initiative coïncide avec la condamnation par le Conseil d’État d’un formalisme d’origine réglementaire, dont les effets semblent réintroduits et refondés par des dispositions législatives cette fois. Loin d’apparaître comme une réforme urgente, cette loi constitue donc un apport antagonique au droit d’accès aux archives.

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