Par Anne Levade – Professeure de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Présidente de l’Association Française de Droit Constitutionnel
Le Conseil constitutionnel vient de rendre deux décisions particulièrement attendues dans le cadre de ce qu’il qualifie lui-même, sur son site Internet, de « dossier des retraites ». L’une, relative à la réforme des retraites proprement dite, conclut à la conformité partielle de la loi à la Constitution en censurant des « cavaliers sociaux ». L’autre décide que la proposition de référendum d’initiative partagée (RIP) ne remplit pas les conditions fixées par la Constitution et la loi organique pour engager une telle procédure.

Comment peut-on analyser ces deux décisions d’un point de vue juridique et politique ?

À titre liminaire, il faut rappeler que, bien que datées du même jour et toutes deux relatives au « dossier des retraites », les deux décisions ont été rendues sur des fondements distincts entraînant un contrôle de type différent.

La décision 849 DC sur la loi de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS) pour 2023, s’inscrit dans le cadre tout à fait classique du contrôle de constitutionnalité a priori de la loi, tandis que la décision 4 RIP statue sur la conformité d’une proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans, aux conditions que l’article 11 de la Constitution et la loi organique prise pour son application fixent pour l’engagement d’une procédure de référendum d’initiative partagée (RIP).

D’un point de vue juridique, elles étaient l’une et l’autre prévisibles car elles s’inscrivent dans le prolongement de la jurisprudence du Conseil.

D’une part, la décision sur la LFRSS censure, sans surprise, six « cavaliers sociaux », c’est-à-dire des dispositions qui ne trouvent pas leur place dans une loi de financement de la sécurité sociale compte tenu des spécificités inhérentes à cette catégorie de loi. En revanche, concernant le report de l’âge légal de départ à la retraite, le Conseil rappelle qu’il est toujours possible au législateur « de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées » pourvu qu’il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel. Ce faisant, il confirme que son pouvoir d’appréciation n’est pas de même nature que celui du Parlement et conclut à la constitutionnalité de la mesure. De même, le Conseil estime que le choix de recourir à une LFRSS et l’application cumulative de plusieurs procédures prévues par la Constitution ou les règlements des assemblées, pour inhabituels qu’ils soient, sont conformes à la Constitution.

À ce dernier égard, manifestement attentif à l’importance prise dans le débat public par la critique de la méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, le Conseil a cherché à faire œuvre pédagogique. Confirmant l’interprétation qu’il donne de ces exigences depuis leur reconnaissance, en 2005, il leur consacre près de la moitié de sa décision en examinant, une à une puis ensemble, les procédures que les auteurs des saisines contestaient sur ce fondement avant de conclure à leur constitutionnalité.

D’autre part, la décision RIP vient en quelque sorte compléter celle rendue le 25 octobre 2022 sur une autre proposition de loi de l’article 11 de la Constitution, relative à un tout autre sujet. En effet, dans les deux cas, après avoir vérifié que la proposition avait bien été présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement, le Conseil devait apprécier si la proposition remplissait bien la deuxième des cinq conditions qu’il lui revient d’apprécier dans le cadre de ce contrôle spécifique : porter sur une « réforme » au sens de l’article 11 de la Constitution. Sur ce point, la décision est sans appel : « à la date d’enregistrement de la saisine, la proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans n’emporte pas de changement de l’état du droit » puisque la réforme des retraites le portant à 64 ans n’est pas entrée en vigueur. Dès lors, la proposition « ne porte pas (…) sur une « réforme » relative à la politique sociale ».

D’un point de vue politique, évidemment, ces décisions vont susciter une immense déception, à la fois chez les auteurs des saisines – ce qui est assez banal – mais également parmi tous ceux qui, depuis des semaines, manifestent contre la réforme des retraites. Là est la conséquence inévitable d’un emballement conduisant à présenter, depuis qu’il a été saisi, le Conseil constitutionnel comme l’ultime recours. Il ne faisait pourtant aucun doute, puisque tel est son rôle, que ses décisions seraient strictement juridiques et ne conduiraient en aucun cas à porter une appréciation politique sur l’opportunité de la réforme.

Le texte de la réforme des retraites est-il arrivé au terme de son processus démocratique, comme l’a affirmé la Première ministre ?

L’expression « processus démocratique », comme d’ailleurs celle de « cheminement démocratique », est ambigüe dans la mesure où elle laisse penser que le contrôle de constitutionnalité constituerait l’ultime étape du processus d’élaboration et d’adoption de la réforme des retraites. C’est en partie ce qui entraîne et nourrit la déception.

En démocratie, c’est au Parlement qu’il revient de voter la loi après en avoir débattu. Le Conseil constitutionnel ne prend aucune part au débat et se contente, conformément au rôle qui lui est dévolu, de vérifier que le Parlement s’est prononcé dans le respect des conditions procédurales et substantielles fixées par la Constitution. Il n’est en aucun cas une troisième chambre.

En revanche, dès lors que le Conseil constitutionnel est saisi, la loi ne peut entrer en vigueur qu’à la condition que celui-ci l’ait déclarée conforme à la Constitution. Dans cette perspective, la décision du Conseil met un terme à une période d’incertitude et l’on sait désormais que la LFRSS peut entrer en vigueur, amputée des dispositions qui ont été déclarées contraires à la Constitution.

À cet égard, la décision RIP était sans incidence sur le sort de la loi puisque, quand bien même le Conseil aurait déclaré la proposition de loi conforme aux conditions fixées par l’article 11 de la Constitution, la LFRSS et la proposition étant deux textes différents, ils auraient chacun suivi leur propre « cheminement ». Le point n’est pas dénué d’intérêt alors qu’une deuxième proposition de loi visant à organiser un référendum d’initiative partagée a été enregistrée par le Conseil constitutionnel à la veille des ses deux décisions, sur laquelle il a annoncé qu’il statuerait le 3 mai.

Le Président de la République a promulgué la réforme des retraites samedi matin au Journal Officiel. Aurait-il pu ne pas le faire ?

Il aurait pu ne pas le faire aussi rapidement mais dès lors que le Conseil constitutionnel a déclaré la loi, pour l’essentiel de ses dispositions, conforme à la Constitution, la promulgation était, juridiquement, l’étape suivante.

Contrairement à ce que certains lui demandaient, le Président de la République n’a pas le choix de ne pas promulguer une loi et renoncer à le faire constituerait une violation de la Constitution. Si celle-ci impose, dans son article 10, que le Président promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent leur adoption définitive, c’est d’abord pour empêcher qu’il puisse faire obstacle à la volonté du Parlement.

C’est la raison pour laquelle la saisine du Conseil constitutionnel n’a pour effet que de suspendre ce délai qui reprend une fois sa décision rendue.

La seule exception est la possibilité offerte au Président de la République, par ce même article 10, de demander au Parlement, avant l’expiration de ce délai, une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles. C’est un choix d’ordre politique et Emmanuel Macron l’a écarté.

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