Par Roseline Letteron – Professeur à Sorbonne Université
La motion de censure déposée à la suite de l’engagement de la responsabilité du gouvernement par la Première ministre sur la loi relative à la réforme des retraites a été rejetée, d’extrême justesse, par l’Assemblée nationale le lundi 20 mars. Des parlementaires de gauche, députés et sénateurs, ont, le jour même, déposé une proposition de loi référendaire sur le fondement de l’article 11 de la Constitution. Dans un article unique, elle énonce que l’âge légal de départ à la retraite ne saurait être fixé au-delà de soixante-deux ans. Il s’agit de susciter un référendum d’initiative partagée (RIP), demandant aux électeurs de revenir sur la disposition la plus contestée de la réforme : l’âge de la retraite. La proposition a été transmise au Conseil constitutionnel qui dispose d’un mois pour apprécier sa recevabilité.

Pourquoi les parlementaires de gauche ont-ils déposé une proposition de loi visant à organiser un RIP ?

Le choix de cette procédure répond à une double finalité. D’une part, à l’évidence, il s’agit d’utiliser le dernier instrument juridique à la disposition des opposants à la réforme des retraites. D’autre part, le recours à un procédé de démocratie directe n’est guère contestable, surtout si l’on considère que le projet de loi adopté à la suite de l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution n’a jamais été réellement voté par l’Assemblée nationale. Certes, le blocage du débat causé par le dépôt d’une multitude d’amendements par la Nupes n’est pas étranger à cette situation. Mais il faut aussi reconnaître que le gouvernement a utilisé toutes les procédures constitutionnelles à sa disposition pour enfermer le débat dans des délais très courts, puis faire adopter le texte, sans qu’il ait été voté. L’idée qui sous-tend la proposition de référendum est donc de demander au peuple de se prononcer sur une réforme sur laquelle ses représentants n’ont pas pu sérieusement se prononcer.

Quelles sont les conditions à respecter pour organiser ce référendum ?

Cette simplicité n’est qu’une apparence, car le RIP est une procédure complexe, qui, jusqu’à présent, n’a jamais abouti. Selon l’article 11 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, il impose le respect de plusieurs conditions.

L’une d’entre elles concerne la période postérieure à la déclaration de recevabilité par le Conseil constitutionnel. Une fois celle-ci acquise, les auteurs de la proposition disposeront d’un délai de neuf mois pour obtenir le soutien de 1/10e du corps électoral, soit 4 800 000 signatures environ. Jusqu’à aujourd’hui, aucune proposition n’est parvenue à passer ce seuil, et aucun RIP n’a jamais été organisé. Un seul texte, visant à affirmer le caractère de service public national à l’exploitation des aérodromes de Paris est parvenu jusqu’à l’étape des signatures, en recueillant 1 093 000. Le seuil est donc difficile à atteindre, mais on doit reconnaître que l’impopularité de la réforme des retraites rend possible une mobilisation exceptionnelle du corps électoral pour obtenir ce référendum.

Pour le moment, la question est surtout posée des conditions qui vont faire l’objet d’un examen de recevabilité par le Conseil constitutionnel.

Certaines conditions devraient, sauf surprise, passer le cap de ce contrôle préalable. Le Conseil constitutionnel s’assurera d’abord que la question posée lors de la consultation entre dans le champ d’application de l’article 11, c’est-à-dire porte sur « la politique économique, sociale et environnementale ». L’âge de la retraite relève à l’évidence de la politique économique et sociale, comme en témoigne le choix par le gouvernement de faire adopter son texte comme loi modifiant la loi de financement de la sécurité sociale. Le Conseil précise, dans sa décision du 5 décembre 2013, qu’une proposition de RIP, comme n’importe quelle proposition de loi, ne saurait déroger à l’article 40 de la Constitution, c’est-à-dire avoir pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique. On peut supposer que le choix de l’âge de 62 ans comme âge de la retraite a précisément pour objet d’assurer le respect de cette condition, puisqu’il s’agit de demeurer à droit constant et donc à budget constant. Parmi les conditions de procédure dont le respect sera vérifié par le Conseil, l’une d’entre elle est déjà remplie. Aux termes de l’article 11, une proposition de loi visant à l’organisation d’un RIP doit être déposée par au moins 1/5è des membres du Parlement. Cela signifie qu’au moins 185 d’entre eux doivent signer la proposition. En l’espèce, la présente proposition compte 252 signataires.

D’autres conditions se révèlent plus délicates dans leur mise en œuvre. Le problème essentiel réside dans l’article 11 de la Constitution, qui indique que la proposition « ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ».

Quelle est l’étendue du pouvoir du Conseil constitutionnel face à la proposition de RIP ?

Cette exigence posée par l’article 11 conduit à constater un véritable télescopage entre deux délais. Le Conseil constitutionnel dispose, selon l’article 45-2 de l’ordonnance du 5 décembre 1958, d’un mois pour apprécier la recevabilité de la proposition sur le référendum.

En l’espèce toutefois, ce délai vient télescoper un autre délai, ouvert pour statuer sur la loi relative à la réforme des retraites. Le Rassemblement national et l’inter-groupe de la Nupes ont déjà fait connaître leur volonté de saisir le Conseil constitutionnel. La Première ministre elle-même, Madame Borne, a annoncé qu’elle saisirait « directement le Conseil constitutionnel », pour qu’il examine le texte « dans les meilleurs délais ». Cette formulation laisse entendre, même si ce n’est pas certain, que le gouvernement pourrait décider l’urgence, et donc contraindre le Conseil constitutionnel à se prononcer dans un délai de huit jours. On sait que le contrôle de constitutionnalité a priori, qu’il soit mis en œuvre par des parlementaires ou par la Première ministre, a nécessairement lieu après l’adoption de la loi et avant sa promulgation. Par voie de conséquence, le contrôle de la constitutionnalité de la loi sur les retraites a pour effet de repousser sa promulgation, au minimum de huit jours.

Cette question devient alors essentielle au regard de la condition de recevabilité de la proposition de RIP, selon laquelle elle ne saurait « avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ». Le gouvernement serait-il tenté de déclarer l’urgence pour l’examen de la loi sur les retraites, afin de promulguer la loi immédiatement après la décision du Conseil, si celui-ci ne déclare pas évidemment l’ensemble du dispositif législatif inconstitutionnel ? Il s’agirait alors de promulguer la loi avant que le délai d’un mois du contrôle de recevabilité du RIP soit clos, imposant ainsi au Conseil constitutionnel une décision d’irrecevabilité, dès lors que la loi serait désormais promulguée depuis moins d’un an.

L’idée est sans doute séduisante pour le gouvernement mais elle se heurte à un solide obstacle juridique. Il réside tout entier dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai 2019 à propos de la proposition de loi relative au maintien du groupe Aéroport de Paris dans le service public. Le Conseil estime alors que les conditions posées par l’article 11 sont respectées, alors même que la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises prévoyant cette privatisation a été adoptée le lendemain du dépôt de la proposition de loi référendaire. Il précise que, « à la date d’enregistrement de la saisine, la proposition de loi n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an« . Autrement dit, la date de promulgation de la loi est appréciée au regard de la date de saisine du Conseil. En l’espèce, le Conseil a été saisi dès le 20 mars de la proposition de RIP et, à cette date, la loi sur les retraites n’est évidemment pas encore promulguée. Il peut donc examiner ce texte quand il le souhaite, car s’il dispose d’un délai d’un mois, aucune disposition ne lui interdit de statuer en quelques jours.

En tout état de cause, le Conseil constitutionnel tient désormais toutes les cartes en main. S’il déclare recevable la proposition référendaire avant d’avoir statué sur la loi retraites, il repousse la mise en œuvre de cette dernière jusqu’à la fin du délai de recueil des signatures, soit neuf mois. S’il statue sur la loi retraites avant d’examiner la proposition de RIP, il peut rendre le référendum inutile s’il déclare la loi non conforme à la Constitution. Et s’il la déclare conforme ou partiellement conforme à la Constitution, il ne s’interdit pas d’admettre ensuite la recevabilité du RIP, rendant inefficace la promulgation de la loi qui ne pourra guère être appliquée avant la fin de la période de recueil des signatures. De toute évidence, le Conseil constitutionnel est, dans cette affaire, le maître des horloges.

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