Par Elise Letouzey, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université d’Amiens

Le Sénat propose la réécriture complète de l’article 24 de la proposition de loi de sécurité globale visant initialement à interdire la diffusion d’images de forces de l’ordre permettant leur identification et dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à leur intégrité physique ou psychique.

Où en est la procédure législative de l’article 24 de la loi de sécurité globale ?

L’état des lieux des travaux parlementaires portant sur la loi dite de sécurité globale révèle un contexte législatif sous tension ayant conduit le Sénat à décider de la réécriture complète de l’article 24 de la loi de sécurité globale en vue de sa discussion dans le courant du mois de mars 2021. En effet, la proposition de loi comprenant l’article 24 de la loi de sécurité globale a été adoptée par l’Assemblée nationale le 24 novembre 2020, en dépit de la mobilisation des journalistes et de manifestations dénonçant un texte portant atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’informer.

D’ailleurs, et cela participe de l’originalité d’un processus rompant avec le fonctionnement institutionnel classique, l’article 24, émanant de deux députés de l’Assemblée nationale, a conduit le pouvoir exécutif à annoncer la formation d’une commission afin de réfléchir spécifiquement à une réécriture de cette disposition. C’est donc un chemin de traverse qui a été emprunté, en marge du travail parlementaire classique.

Il faut aussi observer que le 26 octobre 2020, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte. Or, cette procédure accélérée réduit les délais d’examen et le temps de débat parlementaire : après une seule lecture par l’Assemblée nationale et le Sénat et en cas de désaccord, la commission mixte paritaire sera saisie.

Quelle est la proposition de réécriture du texte par le Sénat ?

Avant la réécriture proposée par la Commission des lois du Sénat, plusieurs pistes ont été abordées allant de sa suppression à sa fusion avec l’article 18 du projet de loi confortant le respect des principes de la République, dite aussi loi de lutte contre le séparatisme.

Toutefois, il semble que le Sénat s’oriente vers une réécriture complète du texte. À ce stade des discussions, il est proposé le texte suivant : « La provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de la police municipale lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. ». Ce texte transfigure complètement l’ancien article 24 car il ne réprime plus la diffusion d’image d’un agent des forces de l’ordre permettant son identification dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique. L’enjeu de l’atteinte à la liberté de la presse a ainsi été pris en compte.

Mais des difficultés juridiques surgissent à la lecture de ce texte. En effet, le champ du délit doit être précisé au regard du comportement qui est puni d’une part et de l’intention dont doit faire preuve l’auteur d’autre part.

Pour ce qui est du comportement puni ici, il s’agit d’une provocation, c’est-à-dire le fait d’exciter, de susciter, de haranguer, de pousser à faire quelque chose. Si le droit pénal connaît la provocation, il réprime généralement la provocation à commettre des infractions. Or, ici n’est réprimée que la provocation à l’identification, fait qui, en soi, n’est pas punissable. Le seul autre exemple analogue en droit pénal est la provocation au suicide. En outre, la « provocation à l’identification » est une formule inédite. L’identification pourrait concerner le nom, l’adresse personnelle, le matricule professionnel, la situation familiale mais ce pourrait être aussi l’identité numérique, sur un réseau social par exemple. Enfin, on ne sait pas s’il faut seulement inciter à l’identification, peu important que l’agent soit in fine identifié ou non, ou bien s’il faut provoquer à une identification qui a bien eu lieu.

Pour ce qui est de la condition tenant à la volonté de l’auteur, le texte indique bien que l’auteur de la provocation doit agir « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à [l’] intégrité physique ou psychique » de l’agent des forces de l’ordre. Si la précision est bienvenue et s’inscrit dans le contexte d’une réponse précise à l’attentat de Magnanville perpétré en 2016, l’on peine à imaginer concrètement quels seront les agissements qui pourront correspondre au délit.

Concrètement, que peut recouvrir cette provocation malveillante à l’identification ? Doit-elle être entendue comme une allusion, une formule explicite, une légende sous une photo, ou bien un symbole comme un pictogramme ou un « émoticône » peut-il suffire ? De même, que faire en cas de message ironique ou sarcastique ? L’élément intentionnel serait supposé faire défaut, mais encore faut-il arriver à le démontrer. L’enjeu de la preuve sera alors décisif.

La création d’un délit de provocation à l’identification permet-elle de corriger les écueils de la version initiale de l’article 24 ?

À la différence de la proposition initiale, le texte ne serait plus inscrit au sein de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse mais au sein du Code pénal. La précision est d’importance car le régime de la loi sur la liberté de la presse est un régime de faveur, justement pour préserver la liberté d’expression et d’information. Par exemple, les délais des prescriptions sont raccourcis (3 mois ou un an pour les délits au lieu de six en droit commun) ou encore les modalités probatoires sont aménagées notamment au regard de la qualification fondant la poursuite.

Toutefois, persiste une éventuelle redondance avec deux textes.

D’abord, le délit de provocation prévu à l’article 24 de la loi de 1881 relative à la liberté de presse punit déjà de cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende la provocation non suivie d’effet à commettre des violences. Or, ce dernier délit est large et concerne toutes les formes de violence : agressions physiques, harcèlement moral, menaces, etc.

Ensuite, le chevauchement avec le projet d’article 18 de la loi visant à garantir les principes républicains, dite aussi loi luttant contre le séparatisme (qui est encore en cours d’examen) pourrait conduire à un autre doublon obstruant l’efficacité des deux textes. En effet, cet article 18 réprime « Le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser aux fins de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer ». Cet article est une réponse à l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 et révèle de nombreuses similitudes avec le fait de protéger l’identité des forces de l’ordre. À cette différence près que l’article 18 est bien plus général en visant toute personne, la qualité de dépositaire de l’autorité publique n’étant qu’une circonstance aggravante.