Le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé samedi qu’il déclenchait l’article 49-3 de la Constitution pour faire adopter le projet de loi réformant les retraites. Une procédure qui conduit le gouvernement à engager sa responsabilité devant le Parlement, et l’opposition à déposer une motion de censure. La discussion du projet de loi instituant un système universel de retraite faisait l’objet, depuis le 17 février dernier, d’une obstruction parlementaire revendiquée par les groupes de la France Insoumise et du Parti communiste.

Décryptage par Jean-Jacques Urvoas, Maître de conférences à l’Université de Brest et à Paris Dauphine

 » Le gouvernement pourrait envisager l’utilisation de l’article 44-3 de la Constitution, permettant de faire voter la loi par un seul vote « 

L’enlisement était-il inévitable ?

Oui puisque cette stratégie était prévisible. Des dispositifs encadrés dans le règlement de l’Assemblée (RAN) auraient pu être mobilisés pour l’entraver. Ceux-ci ont d’ailleurs été imaginés à la suite de précédents épisodes de guérilla parlementaire.

Ainsi l’alinéa 6 de l’article 49 RAN dispose que « la conférence [des présidents] peut également fixer la durée maximale de l’examen de l’ensemble d’un texte ». Cette procédure baptisée « temps législatif programmé » (TLP) a été permise par la révision constitutionnelle de juillet 2008 de l’article 44 de la Constitution complétée par la loi organique du 15 avril 2009 et fut adoptée lors de la réforme du RAN du 27 mai 2009.

Elle permet à la Conférence des présidents de fixer une durée maximale pour l’examen de l’ensemble d’un texte, 60 % du temps étant attribué aux groupes d’opposition puis réparti entre eux à proportion de leur effectif. Le reste du temps est réparti de la même façon entre les groupes de la majorité. Les non-inscrits disposent d’un temps de parole spécifique.

Ainsi, la discussion en mai 2018 du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire (EGalim) fut initialement fixée à 30 heures avant d’être allongée à 50h tout comme le texte portant évolution du logement de l’aménagement et du numérique (Elan).

Ce temps législatif programmé aurait ainsi pu être engagé sur l’actuel projet de loi. Mais cela imposait que sa discussion dans l’hémicycle ne débute que le 6 mars puisqu’il est nécessaire que la lecture intervienne plus de six semaines après le dépôt du texte.

Cette exigence était incompatible avec le vœu du gouvernement de voir le projet de loi adopté avant les municipales. Le TLP était donc impossible. C’est donc l’impatience gouvernementale qui a favorisé l’enlisement organisé par les groupes LFI (La France Insoumise) et GDR (Gauche démocrate et républicaine).

L’utilisation du 49-3 était-elle la seule solution pour permettre une adoption rapide du texte ?

Sans nul doute. Tous les autres dispositifs, s’ils pouvaient alléger la charge du gouvernement et de la majorité, n’auraient pas nécessairement raccourci  le temps.

Ainsi par exemple le gouvernement aurait pu envisager l’utilisation de l’article 44-3 de la Constitution aussi appelé le « vote bloqué ». Ce dernier aurait permis de faire voter la loi par un seul vote, plutôt que de devoir adopter chaque article par article et que les députés se prononcent sur chaque amendement déposé.

Cela aurait libéré ainsi les députés de la majorité qui n’auraient pas eu à rester dans l’hémicycle pour devoir garantir le rejet des multiples amendements. La séance publique se serait alors résumée alors à une longue litanie des interventions des élus de l’opposition face aux bancs désertés des groupes majoritaires.

En effet, soit l’opposition disposait  de suffisamment de forces pour assumer sa stratégie et il n’y avait pas de gain de temps puisque l’article 44-3 n’interdit pas aux parlementaires de défendre leurs amendements. Soit l’opposition s’épuisait et le terme du débat s’en serait  trouvé rapproché.

Ce fut par exemple le choix de Jean-Marc Ayrault en novembre 2013 lorsqu’il avait aussi déposé un projet de loi sur les retraites.

Reste qu’il s’agissait d’un pari que le gouvernement n’était  pas certain de gagner au regard de l’énergie déployée durant la première semaine par les députés obstructeurs. L’image qui qui aurait été renvoyé à l’opinion d’un hémicycle quasi vide où quelques députés auraient ânonné  des textes préfabriqués n’aurait peut-être pas été très valorisante pour la représentation nationale

L’emploi de l’article 49-3 pour lever l’obstruction est-elle une première ?

En aucun cas. Il faut d’abord indiquer que cet article a été justement conçu en 1958 pour que le gouvernement puisse surmonter toutes les difficultés en s’assurant de l’adoption d’un texte auquel il est attaché. Le doyen Georges Vedel faisait d’ailleurs du 49-3 l’un des trois traits majeurs de la Ve République, après l’élection du président au suffrage universel et la création du Conseil constitutionnel.

Il fut utilisé la première fois par Michel Debré les 17 et 18 novembre 1960 – et à trois reprises – pour faire adopter la loi de programme relative « à certains équipements militaires » c’est-à-dire à la création de la force de dissuasion nucléaire. Cet emploi le désigna comme une arme destinée à contraindre une majorité rétive. De même, Pierre Mauroy y fit appel le 3 décembre 1982 pour imposer aux députés socialistes la dernière des lois d’amnistie réintégrant dans l’armée les officiers généraux putschistes d’Algérie. Enfin, en juillet 2016, Manuel Valls y recourra pour sécuriser l’adoption du projet de loi sur « le travail, modernisation du dialogue social et sécurisation des parcours professionnels » face à la cabale des députés frondeurs.

Mais avec Édouard Balladur et Alain Juppé, le 49-3 est aussi devenu un outil pour faire face à des oppositions combatives. Ainsi le 30 juin 1993, la gauche déposa 3 800 amendements contre le projet de loi sur les privatisations d’entreprises. Malgré l’appui d’une très forte majorité disciplinée à l’Assemblée, le Premier ministre fit appel au 49-3. Le 10 décembre 1995, l’hostilité du PS et du PC à la réforme de la protection sociale générait 5 488 amendements. Après 4 jours et 39 heures de débat, alors que seuls 77 amendements avaient été discutés, Alain Juppé engagea sa responsabilité. Un an plus tard, le 26 juin 1996, c’est le statut de France Télécom qui occupa les députés. Même si le texte était court (12 articles) et les amendements peu nombreux (568), après 3 jours de débat, le Premier ministre utilisa le 49-3 arguant qu’avec un rythme de « 6 amendements étudiés par heure », il aurait fallu 85 heures pour finir l’étude du texte, ce qui lui apparaissait excessif…

Ainsi donc se trouvait démontrée une loi bien connue des constitutionnalistes énoncée par Guy Carcassonne : « les instruments du droit politique sont multi-fonctionnels : peu importe ce pour quoi ils ont été conçus, ils serviront pour tout ce à quoi ils peuvent être utiles ».

Pour aller plus loin :

Par Jean-Jacques Urvoas.