Par Jean-Paul Costa

Faut-il que dans les circonstances actuelles la France fasse usage, ou non, du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme ? J’ai lu ou entendu des arguments en faveur de chaque terme de cette alternative, étant rappelé que, à l’heure où ces lignes sont écrites, notre pays a choisi de ne pas recourir à l’article 15. Je crois savoir que c’est un choix délibéré, après avoir été mûrement réfléchi. Je ne le mets pas en cause en tant que tel.

Je n’ai au surplus nullement la prétention de trancher entre les deux opinions possibles, et à dire vrai je n’avais pas l’intention de m’exprimer publiquement sur la question. Aimablement sollicité par le Professeur Nicolas Molfessis, j’accède à sa demande. Si j’indique ci-après ma préférence personnelle comme citoyen (et comme juriste), elle n’engage en aucune façon les fonctions que j’exerce ou ai exercées.

I. La question revêt prima facie plusieurs aspects contradictoires

Tout d’abord, l’article 15, qui permet de déroger à la majorité des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles1, est un texte d’exception et pourrait donc apparaître comme « liberticide », ce que je ne crois pas, eu égard aux garanties fournies par cette disposition. J’y reviendrai.

En second lieu, celle-ci a été introduite dans le texte conventionnel pour permettre aux États contractants de faire face à un état d’urgence, en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation. Et cela me semble être vraiment le cas. A l’évidence l’épidémie (ou pandémie) de Covid-19, si elle n’est pas équivalente à une guerre – sauf de façon métaphorique –, constitue certes un « autre grave danger public qui menace la vie de la nation ». L’urgence de la situation a d’ailleurs été expressément reconnue par le législateur.

Il faut rappeler que ce n’est pas l’état d’urgence au sens de la loi du 3 avril 1955 modifiée qui a été déclaré. La loi du 23 mars 2020 a introduit un nouveau chapitre dans le Code de la santé publique, applicable jusqu’au 1er avril 20212, et par là même créé un nouveau concept, celui de «l’état d’urgence sanitaire ». Auparavant, le Code ne traitait que des « menaces et crises sanitaires graves ». Le nouvel état d’urgence sanitaire, qui peut être déclaré par décret en conseil des ministres, ne se confond pas avec l’état d’urgence traditionnel .

Pourrait-on en déduire, par une interprétation a contrario de la réserve que la France avait faite à l’article 15 lorsqu’elle a ratifié la Convention en 1974, qu’elle ne peut pas appliquer l’article 15 sur la base de l’état d’urgence sanitaire ?

Certes non, et si je me suis posé par scrupule la question, je crois que nul n’y songe. Selon la réserve, la mise en œuvre de l’Article 16 de la Constitution, la déclaration de l’état de siège et celle de l’état d’urgence « doivent être comprises comme correspondant à l’objet de l’article 15 ». Mais la France ne s’est évidemment pas interdite d’invoquer cet article dans le cadre d’un régime juridique autre que ceux de l’article 16, de l’état de siège et de l’état d’urgence. La liste n’est pas limitative.

Au demeurant, la loi du 23 mars 2020 précise que l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Enfin la Cour européenne des droits de l’homme, dès l’arrêt Lawless c. Irlande, sa toute première affaire, a jugé que les termes de l’article 15 désignent « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État »3. Nul doute que le Covid-19, avec ses effets catastrophiques sur la santé, mais aussi sur la société, sur l’économie, le fonctionnement de l’État, la vie organisée…justifie, par excellence, le recours à l’article 15.

Un troisième élément entre en jeu. La dérogation prévue par l’article 15 n’est pas pour les États une obligation, mais un droit. Même si elle entre par excellence dans les objectifs et dans le champ d’application de l’article 15, la crise sanitaire n’oblige pas à invoquer cette disposition. Bien évidemment, la Cour européenne des droits de l’homme, si elle contrôle l’usage, ou l’abus, que tel ou tel État fait de l’article 15 de la Convention4, ne contrôle pas l’absence de recours à l’article 15. On ne censure pas une abstention.

A ce stade on pourrait conclure que la question appelle une réponse évidente et que, puisqu’elle n’y est pas obligée, la France n’a pas besoin d’user de la dérogation. La cause serait entendue.

II. Je pense cependant qu’un État comme le nôtre pourrait, dans les circonstances actuelles, recourir à cet article

J’ai même une préférence pour cette solution, pour deux séries de raisons, touchant les unes au fonctionnement de l’État et les autres aux droits et libertés.

A. du point de vue de l’État

Je pense qu’il y va d’une souhaitable transparence et d’une cohérence non moins bienvenue de l’État.

Transparence d’abord :

D’une part, décider publiquement de déroger à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, c’est rappeler – sans doute paradoxalement, j’en suis conscient, mais assurément, j’en suis convaincu, – que la France s’estime liée par les stipulations de la Convention et de ses Protocoles ; alors même que périodiquement certains acteurs de la vie politique souhaitent que notre pays s’affranchisse du système européen de protection des droits de l’homme.

C’est aussi rappeler que, en vertu de l’article 55 de la Constitution, un traité tel que la Convention a une autorité supérieure à celle des lois. S’il est vrai que la France est et demeure un État de droit (un État soumis au droit), le bloc de conventionnalité en est un rouage essentiel, comme d’ailleurs les normes contenues dans d’autres instruments internationaux en matière de droits de l’homme auxquels la France est partie.

D’autre part, les formalités auxquelles l’article 15 subordonne la dérogation concourent à la publicité de la décision et à la transparence de l’État. Celui-ci doit notifier sa décision au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, qui en informe les autres États contractants. Il doit le tenir informé des mesures prises et des motifs qui les inspirent. Il lui faudra informer le Secrétaire général de la date à laquelle ces mesures auront cessé d’être en vigueur et les dispositions conventionnelles auxquelles il a été dérogé auront reçu de nouveau pleine application. Tout cela est important dans le cadre d’ un mécanisme collectif de garantie des droits et libertés, auquel la France a souscrit5 (pour la notion de garantie collective, on peut se référer à l’affaire interétatique Irlande c. Royaume-Uni6).

Cohérence ensuite :

Dans le passé, la France a fait à plusieurs reprises usage de son droit à dérogation. Elle l’a fait dans des cas touchant une partie du territoire7 ou tout le territoire8. Je ne plaide évidemment pas en faveur d’une invocation systématique de l’article 15. Mais il me semblerait cohérent de faire actuellement usage de ce droit. Par exemple, le terrorisme est un fléau gravissime, de nature à menacer la vie de la nation et à justifier l’usage du droit de dérogation, comme cela a été le cas pour la France et pour d’autres pays9. Mais la multiplicité et l’importance des droits et libertés auxquels la loi et les ordonnances récentes portent atteinte me paraissent justifier au moins autant la dérogation, avec la publicité qu’elle implique. L’État a parfaitement le droit de changer de doctrine mais la clarté du changement ne me semble pas totalement claire.

B. Du point de vue des droits et libertés

A mon avis, ce qui pose problème c’est davantage l’urgence (et les mesures législatives et réglementaires qu’elle impose) que l’article 15 de la Convention.

Celui-ci donne en effet aux personnes sous la juridiction de l’État qui l’applique de nombreuses garanties.

Les mesures prises par l’État, quand elles dérogent aux obligations prévues par la Convention et ses Protocoles, ne doivent le faire que « dans la stricte mesure où la situation l’exige »10 ( et à condition qu’elles ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international)11. La Cour, dans le cadre de son contrôle, a souvent conclu à la violation de dispositions importantes de la Convention12. Sans être exhaustif, je rappelle que de nombreux arrêts ont conclu à des violations graves de la Convention, qu’il s’agisse de l’article 3 ( d’ailleurs non dérogeable), ou des différents paragraphes de l’article 5, ou de l’article 10, ou encore de l’article 13. L’article 15 ne donne aucun blanc-seing à l’État : le contrôle de la Cour est loin d’être formel ou inexistant.

En outre son contrôle implique l’épuisement des voies de recours internes – à l’exception des mesures provisoires que la Cour peut édicter sur le fondement de l’article 39 du Règlement de la Cour, et qui pourraient s’avérer importantes – et donc il se surajoute au contrôle des juridictions nationales. Il en assure une supervision externe, conforme à la primauté de la Convention de sauvegarde sur la loi.

En définitive, utiliser ou ne pas utiliser le droit de dérogation limitée et encadrée ouvert aux États par l’article 15 de la Convention relève d’un choix juridique et politique.

Je peux comprendre celui qui est fait actuellement, mais je réitère ma préférence personnelle pour l’autre solution.

 

[1] A l’exception bien sûr des droits dits non dérogeables, ceux garantis par les articles 2, 3, 4 § 1, et 7 de la Convention, par l’article 4 du Protocole n° 7 et par le Protocole n° 13.
C’est évidemment très important de le rappeler , car ce sont des droits tout à fait fondamentaux, et cela relativise sensiblement l’importance de l’article 15 et donc de son usage. Je n’insiste pas car le problème essentiel n’est évidemment pas là.
[2] En vertu de l’article 7 de la loi.
[3] Arrêt du 1er juillet 1961, § 28 de la partie «  En droit » .
[4] Elle a de façon générale admis l’existence des circonstances invoquées par l’Etat pour justifier son droit à dérogation. Seule la Commission européenne des droits de l’homme, dans son rapport du 5 novembre 1969 sur l’Affaire Grecque ( Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas contre Grèce), a estimé que ce pays n’était pas fondé à recourir à l’article 15. Pour éviter l’ exclusion de la Grèce par le Conseil de l’Europe, celle-ci, ou plutôt le gouvernement des colonels, a quitté le Conseil et dénoncé la Convention. La Grèce est revenue en 1974.
[5] Fût-ce avec retard.
[6] Arrêt du 18 janvier 1978, § 70. Voir aussi Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995.
[7] En 1985 pour la Nouvelle-Calédonie, en 2005 pour 25 départements ( à la suite des émeutes).
[8] Entre 2015 et 2017, en raison des graves attentat terroristes.
[9] La France entre 2015 et 2017, mais d’autres États aussi : l’Irlande, le Royaume-Uni, la Turquie…
[10] Voir A. c. Royaume-Uni, 19 février 2009, § 173, qui est un arrêt que je connais bien.
[11] Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993.
[12] Voir à titre d’exemples, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996 ( violation des articles 3, 5 § 3 et 13), Bilen c. Turquie, 21 février 2006 ( articles 3 , 5 § 3 et 5 § 4), A. c. Royaume-Uni du 19 février 2009, précité, ( article 5 §1), Sahin Alpay c. Turquie, 20 mars 2018 ( articles 5 § 1 et 10). La CEDH censure aussi l’inadéquation des mesures dérogatoires ratione loci : voir Sakik c. Turquie, 26 novembre 1997 ( violation des articles 5 § 3, 5 § 4, 5 § 5).

 

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